"Folie extractiviste" : le lourd tribut de la RDC au numérique débridé

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Jonathan BaudoinJonathan Baudoin

9 min

"Folie extractiviste" : le lourd tribut de la RDC au numérique débridé

La révolution numérique semble être source de bienfaits économiques et sociaux. Mais à s’y pencher de plus près, elle est aussi source de méfaits humains et écologiques. L’Est de la République démocratique du Congo en est une illustration.

« Le prix d'un smartphone, c'est la vie de 10 enfants exploités » : le texte de cette pancarte, brandie le 29 juin 2024 à Paris lors d'une manifestation pour le Congo, mériterait d’être répété plus souvent au grand public. Car le fait est là : le développement du numérique, symbolisé par les smartphones et les ordinateurs, est en lien avec l'exploitation minière dans l'Est de la République démocratique du Congo (RDC).

Une région en conflit, où le groupe armé rebelle M23 [Mouvement du 23 mars, NDLR], appuyé par le Rwanda voisin, occupe depuis le début de l’année les villes de Goma et de Bukavu, capitales respectives des provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. Une perpétuation conflictuelle dans ces provinces, comme dans celle de l’Ituri, depuis 1996.

Manifestation avec une personne tenant une pancarte sur laquelle on peut lire : "Le Prix d'un smartphone, c'est la vie de 10 enfants exploités"
Manifestation pour le Congo à Paris, 29 juin 2024 - Crédit photo : Jonathan Baudoin

Ceci, en dépit d'un accord trouvé entre la RDC et le Rwanda à Washington le 27 juin dernier, tant les enjeux économiques sont importants. Tout particulièrement autour du coltan, un minerai résultant de l'assemblage de la colombite et du tantale, essentiel pour que les cartes-mères des smartphones résistent à la corrosion et à la chaleur. « Sans ces cartes-mères, il n’y a pas de numérique » précise David Kithoko, président de l’association écologiste congolaise Génération Lumière.

Minerais de sang

Or le coltan se trouve principalement dans l’Est de l’ex-Zaïre, le long de la frontière avec le Rwanda et l’Ouganda, composant entre 60 et 80% des réserves mondiales. Ce qui ne peut qu’attirer les convoitises. « Il s’avère que dans les années 90, le continent africain avait été identifié par le secteur de la finance, par celui de la tech, par les grandes puissances mondiales comme pouvant largement alimenter cette révolution numérique » affirme le sociologue Fabien Lebrun, enseignant à l'université de Nantes.

Un lien s’établit donc entre l’essor du numérique et le pillage mortel de l’Est de la RDC, avec des estimations de décès oscillant entre six et dix millions de morts depuis 1996, sans compter les centaines de milliers de femmes congolaises victimes du viol comme arme de guerre - mettant ainsi à mal les structures sociales dans cette partie du pays et profitant aux multinationales, ainsi qu’au Rwanda voisin.

« 90% des minerais qui sont estampillés made in Rwanda proviennent de l’Est du Congo » affirme Lebrun, auteur du livre Barbarie numérique en 2024, pointant du doigt le cynisme occidental dans cette situation. Avec, d'une part, les géants états-uniens de la tech qui continuent de se fournir avec ces « minerais de sang », et de l'autre les pays de l’Union européenne qui signent un partenariat avec le Rwanda en février 2024, au nom de la souveraineté numérique.

Il souligne également l’hypocrisie de la traçabilité avec l’exemple du mécanisme iTSCi (visant à établir la traçabilité de l'étain, de l'extraction jusqu'à sa consommation finale) mis en place par l’industrie de l’étain. En 2022, l’ONG britannique Global Witness (qui travaille à mettre en lumière les liens entre destruction environnementale, corruption et conflits armés) a établi dans un rapport l’échec de cette démarche, qui alimenterait même l’opacité de cette filière.

En plus du coltan et de l’étain, chargé d’assurer la connectivité des cartes-mères, il faut citer le cobalt, notamment prisé pour générer les batteries des smartphones et des voitures électriques. Une exploitation des minerais congolais aux effets délétères sur les conditions de travail dans les mines.

Les conditions de travail sont similaires à celles de l’esclavage dans le Kivu.

David Kithoko

Ceci, notamment pour les milliers d’enfants envoyés dans les mines dès l’âge de 7-8 ans, explorant la terre jusqu’à plus de 50 mètres de profondeur pour trouver un bout de coltan, sans la moindre protection. « On parle parfois de morts fantômes » évoque Lebrun au sujet des enfants morts dans des éboulements réguliers des mines.

Et ce, sans oublier la pression des groupes armés (y compris l’armée congolaise) qui se financent via l’extraction des minerais, perpétuant un climat de guerre larvée sur près de trois décennies. « Les mineurs se font racketter quand ils arrivent à extraire quelques minerais, quand ils ne se font pas taxer par ces mêmes bandes armées » souligne le président de Génération Lumière.

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Désastre écologique

L’autre grand coût de l’essor du numérique via l’extraction minière, rarement évoqué, est la dévastation écologique du sol congolais. « L’extraction minière participe grandement à la destruction de la forêt congolaise » ajoute David Kithoko, rappelant par ailleurs que celle-ci est le premier poumon vert de la planète, en termes de captation de CO2.

L’industrie minière est la plus polluante, la plus énergivore, et sans doute la plus dévastatrice en matière de biodiversité, avec différentes formes de pollution. C’est inhérent à cette activité et certains de ces métaux sont, par essence, toxiques et vont contaminer tous les éléments naturels qui se retrouvent autour.

Fabien Lebrun

L’extraction minière rend l’eau impropre à la consommation pour les populations, en raison notamment de présence de cadmium, de plomb, d’arsenic ou encore de mercure, exterminant la faune et la flore selon Lebrun. Puis l’exploitation des minerais rend la terre incultivable pour l’agriculture, alors que le climat équatorial permet de rendre le sol congolais suffisamment fertile pour atteindre l’autosuffisance alimentaire... or c'est loin d'être le cas de nos jours. « Sur une population de plus de 100 millions d’habitants, 27 à 28 millions sont en situation de malnutrition aiguë voire de quasi-famine, selon l’ONU » rappelle le sociologue.

« Droit à la réparation »

Face à un tel constat, que faire ? Une des solutions pourrait être le boycott des géants du numérique. Pour Kithoko, cette « arme politique » est utile mais insuffisante pour contrebalancer la tendance.

Le gros danger, et j’alerte sur ça, c’est de croire que la solution est entre les mains des consommateurs. La solution est entre les mains des législateurs.

David Kitkoko

Il défend l’idée d’un « droit à la réparation » des smartphones pour allonger leur durée de vie « du collège jusqu’au doctorat », histoire de réduire la consommation effrénée de gadgets numériques - 1,5 milliard de smartphones vendus par an - et de mettre fin à l’obsolescence programmée.

Une remise en question du mode de production capitaliste ainsi qu'une politisation de la question technologique s’imposent. « Je pense qu’aujourd’hui, la trajectoire de consommation de nos sociétés doit être discutée par ce double prisme tech/industrie minière. Forcément, il n’y aura pas le choix, et cela doit être conscientisé. Je pense qu’aujourd’hui, un smartphone qui fait 60 métaux, c’est une folie extractiviste ! » affirme Lebrun.

L'universitaire souscrit, par ailleurs, à l’idée défendue par le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, de mettre en place un Tribunal international pour le Congo. Son objectif : établir des responsabilités, locales et internationales, sur les crimes commis dans une impunité totale depuis bientôt 30 ans dans l’Afrique des Grands lacs. Une impunité facilitée par un silence médiatique qu’il faut briser.

Références :

[Photo de couverture : Peter Burdon]

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