L'inquiétante dépendance des services publics européens aux logiciels de Microsoft

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Julia CorazzaniJulia Corazzani

6 min

L'inquiétante dépendance des services publics européens aux logiciels de Microsoft

73 à 80 % des logiciels de productivité actuellement utilisés par le secteur public européen sont détenus par Microsoft. Une dépendance à contre-courant de la recherche de souveraineté numérique souhaitée par l'Union Européenne.

Les logiciels de productivité se définissent comme toute application ou programme conçu·e pour faciliter et optimiser les processus quotidiens. On en distingue 5 catégories :

  • Administratif, pour gérer les tâches administratives et les processus organisationnels (ex : ADP, Workday et SAP).
  • Communication, pour faciliter les échanges et le travail en équipe (ex : Meet, Chat, Zoom...).
  • Bureautique, pour automatiser les activités de bureau (ex : Microsoft Office, Google Workspace, Zoho Office suite..).
  • Créatif, pour les activités de design graphique ou d'édition de vidéo (ex: Adobe Creative Cloud, Canva...).
  • Construction et design, pour la conception assistée par ordinateur.

Source : Statista

92%

des parts de marché en Europe reviennent à Microsoft, sur le segment spécifique des outils de collaboration et des suites bureautiques.

Source : Quantifying EU Public Sector Dependence on Productivity Software

Le rapport "Quantifying EU Public Sector Dependence on Productivity Software" publié en juillet par le cabinet de conseil Compass Lexecon pour le compte de l'OCC (Open Cloud Coalition - organisation regroupant des régulateurs des services cloud au Royaume-Uni et dans l'UE), démontre une position de dépendance numérique critique de l'Union Européenne vis-à-vis des acteurs technologiques étatsuniens.

La position de leader de Microsoft repose notamment sur :

  • Les exigences de compatibilité : conditions techniques ou logicielles imposées par le fournisseur pour qu’un produit ou service fonctionne correctement.
  • Les offres groupées de Microsoft, complètes et regroupant une diversité de produits : de quoi détourner les consommateurs·rices de la recherche de solutions alternatives sur le marché.

Autant de facteurs faisant de Microsoft un choix privilégié par de nombreux acteurs·rices du secteur public européen, notamment en France. Or sans encadrement de la concurrence, les positions dominantes freinent le développement d'innovations et détériorent la santé du marché, comme le rappelle Nicky Stewart, conseillère principale auprès de l'OCC.

Cette domination écrasante laisse donc peu de place à des solutions alternatives, européennes, souveraines, pourtant cruciales dans un contexte géopolitique tendu comme celui que nous connaissons aujourd'hui.

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Souveraineté numérique de l'UE : un enjeu décisif

Au delà des considérations économiques, la question de la sécurité des données de l'UE et de la France devient centrale. Le Cloud Act, adopté aux États-Unis en 2018, oblige toute entreprise étasunienne ou hébergée aux Etats-Unis à répondre à une réquisition judiciaire. Ainsi, les données de Microsoft, même hébergées sur le territoire français, restent juridiquement soumises au droit étatsunien.

Si nous sommes contraints par une décision de justice américaine, nous devons remettre les données.

Anton Carniaux, directeur juridique de Microsoft France, lors de son audition publique au Sénat en juin dernier.

Une situation pourtant incompatible avec les ambitions de souveraineté numérique prônées par l'UE - et en contradiction avec la logique de protection des données des citoyen·nes du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données).

En France, peu d'alternatives déployées dans les services publics

Malgré ces constats, l'Etat français continue d'acheter massivement les services de Microsoft pour ses administrations, hôpitaux et collectivité. Quelques exemples notables :

  • L'année dernière, la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) a autorisé la création d'un entrepôt des données de santé hébergé par Microsoft, basé sur le traitement automatique des données personnelles.
  • En 2024, le Ministère de l’Éducation nationale a attribué un marché de 74 millions d'euros à Microsoft pour équiper ses services centraux ainsi que les établissements d'enseignement supérieur.

Un tel choix est souvent justifié par le manque de fournisseurs européens capables de proposer d'autres solutions aussi performantes. Si les plus hautes instances françaises font le choix des outils Microsoft, il existe pourtant des solutions alternatives vers lesquelles certain·es acteurs·rices se sont tourné·es.

Quelques organisations commencent à se tourner vers l'open source

Utiliser des solutions alternatives open source sans pour autant tirer un trait sur la performance numérique, c'est possible. Ainsi, la prise de conscience des enjeux de souveraineté numérique a poussé la ville de Lyon à mettre un terme à la suite Office.

Avec le SITIV (Syndicat Intercommunal des Technologies de l’Information pour les Villes), la Métropole de Lyon développe cette année "Territoire Numérique Ouvert" : une suite collaborative, open source et hébergée dans des centres de données régionaux. Son objectif est de remplacer progressivement Microsoft par des services libres comme Onlyoffice, Firefox et Linux pour reprendre le contrôle sur ses outils numériques.

D'autres acteurs ont également opté pour des logiciels libres. C'est le cas de la SNCF, qui investit en interne depuis plusieurs années dans des logiciels métiers, bureautiques et progiciels d'infrastructure. Objectif : réduire ses dépenses et éviter la dépendance vis à vis de fournisseurs externes. Avec la création d'un programme de conception du réseau ferroviaire numérique "Open Source Railway Designer" (OSRD) et de l'association Open Rail, la SNCF ambitionne de développer puis de proposer son logiciel libre à l'ensemble des acteurs ferroviaires européens.

Références :

[Photo de couverture : Lala Azizli]

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