Jeux vidéo : sous le vernis anti-woke, une industrie à bout de souffle
"Go woke, go broke" ("devenez woke, faites faillite") est un slogan répandu chez le Gamergate, un mouvement qui dit s’opposer à la politisation forcée des jeux-vidéos. Selon lui, la diffusion croissante d’une "propagande woke" serait la cause des difficultés rencontrées par l’industrie vidéoludique. Une affirmation simpliste et erronée qui masque une réalité plus complexe.
Un samouraï noir et une shinobi (ninja) femme vont-ils causer la perte d’Ubisoft, le studio de jeux vidéo français ? C’est en tout cas la thèse défendue par certains gamers (joueurs·ses régulier·es) militants regroupés sous la bannière du Gamergate.
Né en 2014, le Gamergate est, au départ, constitué de gamers dénonçant les ingérences de la presse vidéoludique. En réalité, il s’est illustré par des campagnes de harcèlement contre la·e créateur·ice Zoë Quinn (accusé·e à tort d’avoir obtenu des critiques favorables de son jeu Depression Quest grâce à une relation personnelle) et contre Anita Sarkeesian (ciblée pour sa série critique des schémas sexistes du jeu vidéo Tropes vs. women in video games). Depuis, le Gamergate a muté :
Il fait aujourd’hui corps avec l’atmosphère politique d’extrême-droite qui prédomine sur les réseaux sociaux.
Héloïse Linossier - journaliste spécialiste de la culture Internet et des jeux-vidéos pour le média Origami.
Le combat actuel du Gamergate : s’opposer à une prétendue “propagande woke”. À l’origine, "woke" désignait une conscience des injustices sociales ; un terme aujourd’hui réapproprié par les conservateurs·rices pour désigner tout contenu perçu comme trop progressiste. Les “gamergateux” ont leur slogan, largement diffusé au-delà du jeu-vidéo : “Go woke, go broke” (devenez woke, faites faillite). L’idée : les jeux jugés trop inclusifs (avec des personnages LGBTQ+, des femmes en dehors des standards de beauté, des personnages non-blancs) seraient massivement boycottés.

Sur Steam, principale plateforme d’achat de jeux sur PC, des groupes comme Woke Content Detector ou DEI detected* (pour Diversité, équité, inclusion, le nom donné aux programmes américains de discrimination positive) recensent les jeux considérés comme “woke”. Furin*, le créateur du premier, les définit ainsi : “toute image, message, personnage, histoire, dialogue, musique ou mécanique de jeu qui inclut des thématiques associées à une politique de gauche”.

Ce label est attribué de façon très variable. A ce titre, le cas de Stellar Blade est révélateur. Ce jeu d'action-aventure porté par une héroïne très sexualisée était salué par les partisan·es du Gamergate… jusqu’à ce qu’une mise à jour couvre légèrement trois de ses tenues. Une décision qui a provoqué son désaveu immédiat et des accusations de censure.

EDIT - 19 juin à 10:30
Contacté en avril 2025, le créateur du groupe DEI Detected, connu sur Steam sous le pseudonyme de Krabutus a répondu après la publication de cet article.
Pour lui, un jeu "DEI-Free" (sans contenu pro-inclusion) est "un jeu qui n'essaie pas de faire la leçon au joueur, qui ne cherche pas à aborder des causes sociales ou à transmettre une idéologie progressiste d'extrême-gauche".
Pour évaluer un jeu, Krabutus dit "fouiller autant que possible", sans pour autant y jouer systématiquement "faute de temps". Il s'appuie sur des vidéos de gameplay, des articles de presse et parfois des publications sur les réseaux sociaux. "Je ne travaille qu'avec des informations vérifiées. Si je n'ai pas de confirmation claire de la présence d'éléments pro-DEI, je n'ajoute pas le jeu à la liste. C'est d'ailleurs pour cela que je n'ai pas rajouté Kingdom Come : Deliverance 2, malgré de nombreuses demandes."
Interrogé sur le cas de Life is Strange (jeu classé comme pro-DEI) alors que le studio Deck Nine a lui-même été épinglé pour des pratiques anti-LGBTQ+, sa réponse est sans détour : "Je me fiche complètement de ce qui se passe à l'intérieur des studios ou de la vie personnelle des développeurs." Seul le contenu compte. "Je m'intéresse aux jeux, pas aux gens" conclut-il.
Un impact sur le mental des développeurs·ses
Pierre-Etienne Marx, membre du syndicat des travailleurs·ses du jeu-vidéo (STJV) et élu au Comité social et économique d’Ubisoft France note l’ambivalence du Gamergate : “D’un côté ces campagnes sont passagères et pas réellement sincères, mais de l’autre, elles impactent le mental des développeurs donc la production.”
Parfois, certain·es salarié·es sont pris·es pour cible. Une employée d’Ubisoft a été désignée comme l’une des responsables de la “wokisation” du studio et a vu ses informations personnelles fuiter. “Comme elle était présente dans des conventions, on a dû prendre des mesures de sécurité” ajoute-t-il.
La chercheuse Margot Mahoudeau, autrice de l'ouvrage La Panique Woke, pointe une autre contradiction :
Si ce mouvement dénonce une "politisation" du jeu vidéo, il ne se concentre que sur des jeux qui font l’objet d’un vague vernis progressiste.
Margot Mahoudeau
En avril 2024, le média consacré au jeu vidéo IGN révélait l’ambiance toxique et anti-LGBTQIA+ régnant chez Deck Nine, studio derrière les contenus additionnels de Life is Strange, un jeu d’aventure mettant en scène une héroïne lesbienne - lui aussi épinglé par la Woke Content Detector List.

Malgré ces attaques, plusieurs jeux ciblés rencontrent un succès massif. Dernier en date : Assassin's Creed Shadows. Sept jours après son lancement le 20 mars 2025, le jeu rassemblait, selon Ubisoft, 3 millions de joueurs, soit le deuxième meilleur démarrage de l'histoire de la franchise. Dans un e-mail interne révélé par IGN, le studio précise que les "retours sur les plateformes modérées et vérifiées – celles qui sont moins affectées par le review bombing (bombardement des critiques) – restent incroyablement positifs". Sur Steam, où il faut avoir acheté le jeu pour le noter, 81% des évaluations sont positives.

Depuis 2015, le nombre de jeux publiés a explosé pour atteindre environ 20 000 en 2024. “Les joueurs doivent faire en permanence des choix entre des dizaines de jeux similaires, analyse Héloïse Linossier. Si votre jeu préféré est Fortnite, que vous y jouez quotidiennement, il est peu probable que vous vous tourniez vers d’autres productions similaires.” Plus de jeux, donc plus de concurrence, mais aussi plus d’échecs.
Le fait est que tous les jeux critiqués par le Gamergate ne rencontrent pas le succès. Forspoken de Square Enix (connu pour avoir développé la série Final Fantasy) et Suicide Squad : Kill the Justice League de Rocksteady et édité par Warner Bros Int. Enterntainment ont connu de lourds revers en 2024.
Ce sont des militants qui font feu de tout bois : il y aura forcément un jeu ‘woke’ qui va s’avérer être un échec.
Pierre-Etienne Marx
Antoine**, membre du STJV, renchérit : “Si Suicide Squad ou Forspoken ont flop (échoué), ce n’est pas parce qu’ils sont woke, mais parce que ce sont de mauvais jeux.”
Ces échecs n’ont donc pas grand-chose à voir avec un prétendu excès de wokisme. Ils masquent surtout des problèmes structurels et un ressenti : une baisse perçue de la qualité des jeux.
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"La variable d’ajustement, ce sont les conditions de travail"
"Si l’industrie n’a jamais rapporté autant, les développeurs, eux, subissent depuis deux ans des vagues de licenciement et un durcissement des conditions de travail " explique Héloïse Linossier. En 2024, 14 000 licenciements ont été recensés par le site Gaming Layoffs, presque deux fois plus qu’en 2023.
“Pendant la pandémie, beaucoup de studios ont connu une croissance à deux chiffres. Une fois les restrictions levées, les actionnaires ont estimé que la dynamique devait se poursuivre”, observe Antoine. Mais les ressources des joueurs, elles, n’ont pas suivi. "La variable d’ajustement, ce sont les conditions de travail ", poursuit-il.
Antoine dénonce notamment le crunch, ces périodes de surcharge où les semaines peuvent atteindre 60 ou 80 heures. Pour compenser, les studios cherchent à produire plus, plus vite, plus gros. "La hiérarchie impose des objectifs de productivité irréalistes, mise beaucoup sur les tendances, sans consulter les développeurs", déplore Antoine. "Le ‘toujours plus’ n’est ni ce que les développeurs veulent produire, ni ce que les joueurs attendent", complète Héloïse Linossier.
Pour beaucoup de professionnel·les du secteur, sortir de cette crise passera par un changement de modèle. Concevoir des jeux plus modestes, recentrés sur le gameplay, accorder plus de pouvoir aux créateurs·rices, et faire preuve de transparence. A l’image de Clair Obscur : Expedition 33, un jeu français créé par des ancien·nes d’Ubisoft. Trois jours après sa sortie, le 24 avril, celui-ci réunissait déjà plus d’un million de joueurs·ses. Antoine conclut : "On est à un moment charnière, où l’industrie doit décider si elle souhaite devenir adulte ou non."
*Contactés, les créateurs des listes Woke Content Detector et DEI detected n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
** Antoine a demandé à ce que son nom de famille ne soit pas mentionné.
Références :
- Origami - Le média qui plie et déplie le jeu vidéo
- Steam - La plateforme ultime de jeu en ligne
- Woke Content Detector - Steam
- STJV - Le Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Jeu Vidéo
- Editions Textuel - La Panique woke, anatomie d’une offensive réactionnaire
- IGN - How Hidden Nazi Symbols Were the Tip of a Toxic Iceberg at Life Is Strange Developer Deck Nine
- IGN France - Il ne faut pas comparer le lancement d'Assassin's Creed Shadows à celui, 'parfait', de Valhalla selon un email interne d'Ubisoft
- Video Game Layoffs : 2025 Games Industry Layoffs
- RTBF iXPé - Pourquoi parle-t-on de "crise" dans le jeu vidéo en ce moment ?
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[Photo de couverture : Zach Wear]
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