La reconnaissance faciale se déploie insidieusement en Europe
Quels sont les risques d'une technologie qui permet d'identifier les passant·es dans la rue, les spectateurs·rices d'un match ou les participant·es à une manifestation ? Alors qu'un nombre croissant d'Etats se met à utiliser la reconnaissance faciale, les libertés individuelles se retrouvent sur la sellette.
Suite aux débordements le 31 mai dernier, en marge de la victoire en Ligue des champions du Paris Saint-Germain contre l’Inter de Milan, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau s’est dit favorable à l’utilisation de la reconnaissance faciale. Cette technologie sophistiquée permet d’identifier une personne par le biais d'un système de comparaison des visages, à partir d'images stockées dans une base de données.
Un avis partagé par le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, qui a déjà fait part de sa volonté de légiférer pour déployer la reconnaissance faciale en France. Objectif affiché : lutter contre l’insécurité, un motif en apparence louable. Mais la technologie envisagée pour y parvenir soulève des questions. Outil employé par des régimes oppressifs comme la Chine, la reconnaissance faciale pourrait-elle s’imposer en France dans le but de surveiller la population ?
En Hongrie, les participant·es à la Marche des fiertés pourront être identifié·es avec la reconnaissance faciale
Hongrie, mars 2025 : une loi est adoptée pour interdire les Marches des fiertés – ces manifestations qui rassemblent les personnes LGBTQIA+, luttant pour leur libertés et la reconnaissance de leurs droits. Alors que le 30ème anniversaire de la Budapest Pride se tient le 28 juin 2025, les participant·es courent donc le risque de se faire infliger une amende pouvant aller jusqu’à 490 euros. Afin de les identifier, le gouvernement hongrois dirigé par Viktor Orban a opté pour... la reconnaissance faciale. Selon Aurélie Luttrin, experte en performance des organisations et géopolitique des données, cet usage de la technologie pour invisibiliser les droits des citoyen·nes se trouve en contradiction avec la législation européenne :
- La réglementation générale sur la protection des données (RGPD) impose des critères d’utilisation de la reconnaissance faciale. Celle-ci doit-être proportionnée et justifiée par un motif légitime.
- L’AI Act, premier règlement européen encadrant l'intelligence artificielle, impose certaines règles comme l’interdiction de l’identification biométrique à distance et en temps réel dans les lieux publics.
Autant d'éléments juridiques ayant permis à la Commission européenne de reconnaître une violation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne par le gouvernement de Viktor Orban.
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"La liberté, c'est l'esclavage"
Mais pourquoi est-il aussi important de garder un œil vigilant sur ce type de technologie ? Ne peut-on pas simplement faire confiance aux États qui y ont recours, en se disant qu'on n'a rien à cacher ? Cela reviendrait à remettre sa vie privée dans les mains des hommes et femmes politiques. Big Brother n’aurait pu rêver mieux dans le roman 1984 écrit par George Orwell.
Par ailleurs, la technologie n’est pas infaillible. La reconnaissance faciale est une forme d’intelligence artificielle conçue par des humain·es, susceptible de reproduire certains biais - par exemple, diverses formes de discrimination. Ainsi, le monde de demain pourrait bien ressembler à celui présenté dans le court-métrage réalisé par l’ONG Amnesty International, intitulé « Dans leurs yeux : la France à l’heure de la reconnaissance faciale ».
Au-delà de la surveillance des masses exercée et du contrôle social - c’est-à-dire le maintien des individus dans une crainte permanente de dévier des diktats imposés par l'autorité - le danger possède une autre dimension. Si une technologie provient de Chine ou des États-Unis, il existe un risque que ces États puissent garder un œil sur les utilisateurs·rices, même si elle est utilisée dans un pays européen.
Rendre le pouvoir aux citoyen·nes par l'information
Face à ces enjeux, l’éducation doit remplir un rôle particulier, comme l’affirme Aurélie Luttrin. Chaque personne doit pouvoir être capable de comprendre les risques posés par l’usage de ce type de technologie. Et l’utilisation potentielle de données qui nous sont personnelles par une entité tierce doit être transparente.
Plus qu’un problème éthique, il s’agit d’une problématique mondiale faisant réfléchir sur notre liberté et le respect de nos droits. C’est pour cela que la formation et la connaissance doivent s’imposer, pour rendre le pouvoir aux citoyen·nes. Comme le précise Aurélie Luttrin : « L'éducation doit s'adapter à l'évolution des technologies, sans quoi elle perdra de sa pertinence. »
Selon elle, intégrer ce type de technologie dans notre quotidien nécessitera une transformation en profondeur des institutions : développer l’autonomie technologique, organiser les données de manière structurée et garantir une cybersécurité solide.
Un choix technologique est un choix politique. Il va falloir comprendre le fonctionnement des technologies et leurs risques pour les utiliser à des fins qui ne nuiront pas aux libertés.
explique Aurélie Luttrin.
En parallèle, le droit doit jouer son rôle de garde-fou en imposant un cadre légal qui empêche certaines déviances, avec des institutions garantissant le respect de ce cadre. En France, une décision rendue le 24 avril 2025 par le Conseil constitutionnel est venue barrer la route à la prolongation (jusqu'en 2027) de l’expérimentation de la vidéosurveillance algorithmique dans l’espace public.
Références :
- BFM TV - "Une révolution pénale et technologique" : La réponse de Bruno Retailleau après les violences en marge du sacre du PSG
- L'Express - Reconnaissance faciale : pourquoi l'outil rêvé de Gérald Darmanin est loin d'être une solution miracle
- France Inter - En Iran, l'IA parachève le contrôle social des femmes
- Euractiv - La Commission "n'hésitera pas" à agir contre l'interdiction de la marche des fiertés en Hongrie
- Amnesty International - "Dans leurs yeux" : la France à l'heure de la reconnaissance faciale
- TV5 Monde - Technologie : une micro-puce chinoise d'espionnage cachée dans des matériels américains
- L'Usine Digitale - Vidéosurveillance IA : Le Conseil constitutionnel retoque la prolongation de l'expérimentation
[Photo de couverture : Leire Cavia]
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