Réseaux sociaux : terrain miné pour les contenus militants
Vidéos supprimées, vues bloquées, mots interdits : sur TikTok ou Instagram, les créateurs·rices engagé·es doivent ruser pour exister. Les messages féministes, LGBTQ+ ou antiracistes sont censurés, invisibilisés ou limités par un algorithme imprévisible. Pourquoi ? Et comment ces comptes militants s’adaptent-ils pour continuer à porter leur voix ?
TikTok aime les vues, pas les vagues
Sur Facebook ou Instagram, les contenus dépendent surtout des comptes suivis. Sur TikTok, en revanche, c'est l'algorithme qui décide. La page "Pour Toi" agit comme une vitrine personnalisée, alimentée par des critères que la plateforme expose… sans tout dévoiler.
Nicky Soo, responsable de la digital safety (sécurité numérique) chez TikTok, a expliqué à l’Assemblée nationale - dans la cadre de la commission d'enquête sur l'impact de TikTok sur la santé mentale des jeunes - qu'une vidéo est poussée selon : "les comptes suivis par l'utilisateur, les vidéos likées, le temps de visionnage, la langue, les sons utilisés en fond sonore…"

Mais tout comprendre, c’est autre chose. Pour Refka Payssan, chercheuse spécialiste des intelligences digitales, "l’algorithme, c’est la boîte noire par excellence". Alors les tiktokeur·euses tâtonnent, testent, observent. Le créateur de contenu politique Hoffman Wanderer remarque que "le plus important, c'est la première heure : si les interactions sont positives, la vidéo sera davantage proposée".

TikTok peut donner de la visibilité... ou la retirer. "L'algorithme de modération est en constante rééducation", explique Marie Hugon (responsable juridique chez TikTok France) à l'Assemblée nationale. Objectif : limiter la diffusion de contenus jugés problématiques. Impossible, par exemple, de publier une vidéo contenant le mot "suicide". Entre octobre et novembre 2024, plus de sept millions de vidéos ont été supprimées, avec l’appui de 509 modérateurs·rices francophones.
Les contenus politiques ou militants ne sont pas interdits sur TikTok. Mais il existe tout de même des limitations. Par exemple, il est interdit de représenter "des actes sexuels non consentis, des abus sexuels sur des images ou des abus physiques (violences domestiques)". Sauf s'il s'agit de témoignages non explicites de survivant·es.
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Principes communautaires de Tiktok
Dans son propos liminaire, Tiktok affirme avoir à coeur de défendre les droits de l'Homme et affirme 8 grands principes communautaires.
2. Favoriser la liberté d'expression : la créativité libérée grâce à l'expression est le moteur de notre communauté unique. Nous respectons ce principe en offrant l'opportunité de partager librement du contenu sur notre plateforme tout en luttant de manière proactive contre tout comportement pouvant entraver la liberté d'expression des autres. Cependant, la libre expression n'est pas un droit absolu, il est toujours proportionnel au préjudice éventuel et ne s'étend pas à votre contenu recommandé dans le flux « Pour toi ».
4. Respecter le contexte local : TikTok rassemble plus d'un milliard de personnes vivant dans plus de 150 pays dans un lieu numérique partagé. Nous collaborons avec les experts régionaux et les communautés locales afin de garantir que notre approche mondiale tienne compte de la manière dont les préjudices sont ressentis dans les différentes régions. Ainsi, nous pouvons autoriser des applications régionales de nos directives, tout en respectant le référentiel des droits de l'homme reconnus au niveau international.
5. Soutenir l'inclusion : toute personne dans le monde entier est la bienvenue sur notre plateforme. Nous valorisons et célébrons les différents points de vue, intérêts, cultures, identités, apparences, et expériences. Nous savons que, par le passé, certaines communautés ont eu moins d'opportunités de susciter de l'intérêt. C'est la raison pour laquelle nous nous engageons à respecter le principe de l'égalité et à réduire les préjudices qui affectent de manière disproportionnée les groupes marginalisés.
Règles de banissements
- Ton compte usurpe l'identité d'un tiers ou d'une entité de manière trompeuse.
- Tu as commis une infraction grave sur ton compte :
- publication, promotion ou facilitation de contenus axés sur l'exploitation de jeunes ou l'abus sexuel d'enfants ;
- promotion de la violence ou menaces violentes ;
- publication ou promotion de contenus dépeignant des actes sexuels non consentis tels que des viols ou des agressions sexuelles ;
- publication de contenus facilitant la traite d'êtres humains ;
- publication de contenus dépeignant des actes de torture réels.
Chez Meta (Facebook et Instagram), la ligne est plus nette : depuis février 2024, les contenus qui "mentionnent des gouvernements, des élections, ou des enjeux sociaux" ne sont plus recommandés.
TikTok assure informer les utilisateur.rices "des raisons des suppressions, avertissements et bannissements". Pourtant, Elsa Perreira de Lima qui anime le compte féministe Briser la loi du silence a vu des vidéos supprimées sans explications claires. L'une d'elles répondait à un créateur masculiniste qui définissait la valeur d'une femme par son nombre de partenaires sexuels (bodycount). Sa réponse à elle a été supprimée pour "propos insultants"… tandis que la vidéo d’origine du créateur, elle, est restée en ligne.

Shadowban, censure discrète
Autre problématique : le shadowban, une mise à l’écart discrète. La vidéo reste en ligne mais sa portée est largement réduite. Un phénomène difficile à quantifier, duquel les plateformes se défendent. "On ne sait pas pourquoi une vidéo est moins montrée, ni combien de temps ça dure", analyse Hugo Décrypte devant l'Assemblée nationale. "Ce qu'on constate, c'est que les contenus invisibilisés portent souvent sur des sujets sensibles." Et contrairement à ce que TikTok affirme, les créateurs·rices ne sont pas toujours notifié·es.
En 2023, une étude d'Article 19 (ONG anglaise de défense de la liberté d'expression) révélait que 73 % des vidéos pro-LGBTQ+ étaient invisibilisées. Un fait reconnu par TikTok en 2020 après une étude de l'Institut australien de stratégie politique (ASPI).
Pourquoi cette invisibilisation ? La chercheuse Refka Payssan avance plusieurs hypothèses :
- Des IA de modérations biaisées, conçues avec des biais discriminants qu'elles intègrent, susceptibles de classer un drapeau arc-en-ciel ou un drapeau trans comme contenu sensible.
- La complaisance de TikTok avec les régimes autoritaires : dans 13 pays, le mot "homosexuel" est censuré.
- Des impératifs économiques : les annonceurs publicitaires ne veulent pas de contenus dits "polarisants".
Il y a une dimension politique derrière ces blocages, notamment sur les sujets féministes, le corps des femmes ou le genre.
Stéphanie Estournet, journaliste spécialiste des sujets sexualité, qui dénonce une culture puritaine américaine imprégnant les plateformes.
Ne dites plus "viol" mais "v"
Face à ces obstacles, les créateurs·rices rusent. Pour éviter les sanctions, ils·elles codent leur langage : "viol" devient "v", "porno" se transforme en "pr0n", et l’émoji pastèque 🍉 remplace la Palestine. Refka Payssan appelle ça une "hybridation sémantique" : contourner les filtres sans sacrifier le message.

Mais cette stratégie a ses limites. "Certains termes sont repérés malgré tout", précise Stéphanie Estournet. Certain·es créateurs·rices craignent aussi la perte de sens. D’abord adepte, Hoffmann Wanderer en est revenu : "les mots ont un sens et il faut les utiliser."
Alors les créateurs·rices font preuve d’inventivité : musique, danse, tendances, tutos… tout est bon pour faire passer le message. Le créateur de contenus culinaire letskwoowk a publié, le 21 mai, un TikTok dans lequel il reprend les codes des vidéos de cuisine pour informer sur la famine à Gaza. Des femmes utilisent les chansons en vogue comme Labour de Paris Paloma pour demander de l'aide pour leur frais de justice, dans des affaires de violences sexistes et sexuelles.

Elsa Perreira de Lima admet être attentive aux tendances : "On essaye de se les réapproprier pour vulgariser les violences sexistes et sexuelles". Hoffmann Wanderer, de son côté, préfère diversifier les sujets, en parlant de cinéma ou de jeux-vidéo "pour atteindre, je l'espère, plus de monde".
C’est ce que l'anthropologue politique portoricaine Yarimar Bonnilla nomme "l'activisme sous condition algorithmique". Les militant·es deviennent des acrobates du clic. Mais à quel prix ? Certain·es ne cachent pas leur frustration face à ces restrictions :
Je consacre environ 30% de mon temps à adapter le contenu aux exigences des plateformes. En tant que journaliste, ça pose des questions déontologiques.
Stéphanie Estournet
La question de la pertinence du militantisme sur la plateforme se pose : pourquoi rester ? Parce que c’est là que le public se trouve. Parce que TikTok reste un espace de visibilité. "C'est sur les réseaux que se trouve l'agora populaire" appuie Refka Payssan.
Sans les réseaux, je ne touche plus personne
En janvier 2025, Stéphanie Estournet quitte Instagram, épuisée "de devoir faire la danse du ventre pour faire passer une info". Avant de revenir deux mois plus tard. "Sans Instagram, je ne touche plus personne. Alors je n'ai pas le choix, je danse."


Danser, parfois littéralement, pour faire passer des messages militants. N’est-ce pas les trahir ?
Le plus important c'est que notre message reste le même. Utiliser les codes, c'est une manière d'élargir notre audience.
Elsa Perreira de Lima
Pour Refka Payssan, l'avenir est dans l'hybridation : attirer sur TikTok puis migrer vers des espaces plus libres comme Discord, Signal ou encore une newsletter. Elle conclut en citant le sociologue des médias et professeur émérite Nick Couldry : "résister au capitalisme des plateformes, c’est refuser de lui confier toute notre parole politique".
D'abord favorable, TikTok n'a finalement pas souhaité répondre à nos questions.
Références :
- Assemblée nationale - Audition des responsables de la modération TikTok par la commission d’enquête
- TikTok - Hoffman Wanderer
- TikTok - Briser la loi du silence
- Tiktok - Seriously
- Tiktok - letskwoowk
- France Culture - On en sait plus sur l'algorithme de TikTok
- Citoyenneté et Participation - Mobilisation militante sur les réseaux sociaux : un enjeu numérique dans les sociétés contemporaines
- ArXiv - Experiences of Censorship on TikTok Across Marginalised Identities
- Carenews - Repartager un post militant sur les réseaux sociaux... Cela sert-il à quelque chose ?
- Mille et une épopées - Refka Payssan
- Instagram - Explication du fonctionnement d’Instagram
- Instagram - Continuing our Approach to Political Content on Instagram and Threads
- ARTICLE 19 - Defending freedom of expression and information
- BBC - TikTok admits restricting some LGBT hashtags
- The Conversation - IA et modération des réseaux sociaux : un cas d’école de « discrimination algorithmique »
[Photo de couverture : Andrej Lišakov]
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