Si c'est gratuit, c'est toi le produit : comment l'économie numérique engloutit nos données
S'il sonne un peu comme une expression de cour de récréation, cet adage dévoile une réalité économique peu reluisante, dans laquelle nos données personnelles jouent un rôle clé.
« Si c'est gratuit, c'est toi le produit ! » : cette expression navigue depuis plusieurs dizaines d'années dans le monde merveilleux d'Internet au gré des innovations qui apparaissent. En France, l'idée s'applique au monde de la télévision avec le PDG du groupe TF1 qui affirme en 2004, dans son ouvrage Les Dirigeants face au changement :
Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.
Patrick Le Lay
À l'origine, l'expression apparaît dans les années 70. Selon l'enquête du site Quote Investigator, les artistes Richard Serra et Carlota Fay Schoolman en énoncent l'idée dès 1973 dans leur court-métrage Television Delivers People (que l'on pourrait traduire par : La télévision livre le public [aux annonceurs]). Avec l'arrivée du Web, la phrase telle qu'on la connaît - avec diverses variantes - a été retrouvée en 2001 sur un forum Usenet, formulée par un certain Tom Johnson.
François Druel, consultant IT et coauteur du livre Gafanomics (éditions Eyrolles - 2020), livre son analyse : « En fait, cette expression est une mise à jour à l'ère numérique d'une démarche qui existe depuis longtemps en réalité. Tous les acteurs de l'économie de marché cherchent à récupérer le plus de données possibles sur le plus de clients possible, comme avec une carte de fidélité par exemple, ou n'importe quel CRM ».
Parce qu'il s'agit là effectivement d'une question de données, moteur sous-jacent des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), à savoir les entreprises les plus puissantes du monde économique. Mais on peut aussi élargir la définition à X, Uber, TikTok ou encore Airbnb. Leur puissance pouvant être traduite par leur valorisation boursière, leur chiffre d'affaires (pour Google, 350 milliards de dollars de chiffres d'affaires en 2024) ou encore leur nombre d'utilisateurs·rices (plus de 3 milliards d’utilisateurs·rices actifs·ves par mois à travers le monde pour Facebook en 2024). La plupart délivrant effectivement des services gratuits pour le grand public.
Nos données valent de l'or
Le modèle économique de ces géants du Web repose sur la collecte des données des utilisateurs·rices. Mais que sont nos données ? En dehors des informations liées à l'identité d'une personne, elles peuvent concerner l'itinéraire, les mails reçus et envoyés, la façon de naviguer en ligne, le temps de lecture, les recherchées cachées…
« On ne donne pas forcément nos données de manière consciente, constate Laura Dufresne, avocate associée au sein du cabinet Squair, spécialisée en droit de l'informatique et données personnelles. Pourtant, la valeur et la monétisation se font sur des données agrégées qui permettent d'avoir une réalité très pointue de la vie des internautes ». Tout cela en grande quantité, et même plus intimement que nos plus traditionnelles cartes de fidélité finalement.
« Aujourd'hui, la différence réside dans ce qu'on appelle l'intimité numérique, qu'ont réussi à introduire les GAFAM, interpelle François Druel. Un niveau d'intimité bien plus profond et complexe que l'économie traditionnelle qui modifie la relation aux marques ». A ce titre, les messages quotidiens sur l'application de messagerie Whatsapp, l'application Spotify qui génère chaque fin d'année des classements personnalisés ou encore les applications de suivi des règles constituent des exemples parlants.

Toutes ces données sont vendues à des entreprises qui, après analyse, personnalisent les publicités visibles par les utilisateurs·rices, qui en deviennent les produits. D'ailleurs, ce n'est pas si gratuit que ça puisque le public y laisse une contrepartie en « offrant » ses données.
C'est particulièrement vrai pour les réseaux sociaux qu'il faut prendre pour ce qu'ils sont, des supports de publicité. Les seuls qui payent ici sont les annonceurs pour faire de la pub. Si c'est gratuit, l'utilisateur est le produit vendu.
François Druel
Sans oublier les algorithmes qui font en sorte que ces utilisateurs·rices restent connecté·es le plus longtemps possible. C'est d'ailleurs encore plus vrai avec l'intelligence artificielle, actuellement fournie en données gratuitement par des millions d'internautes.
Réguler les GAFAM et protéger les utilisateurs·rices
Que dit la loi dans tout ça ? Elle s'affirme, puisque ces géants du Web sont de tout de même régulés et les utilisateurs·rices protégé·es - du moins en Europe. On se souvient de l'arrivée du RGPD, règlement général sur la protection des données, appliqué en 2018. Ceci, dans la continuité de la loi « Informatique et Libertés » de 1978 (modifiée le 20 juin 2018), qui établit des règles quant à la collecte et l'utilisation de ces données sur le territoire français.
Passés plus inaperçus, ont été mis en application en 2023 : le DMA (Digital Markets Act) pour mieux encadrer les activités économiques, et le DSA (Digital Services Act) pour limiter les contenus et produits illicites. Enfin, en 2024, le Parlement Européen a publié l'AI Act, la première loi sur l'IA au monde.
« Le tout numérique apporte une souplesse qui permet à ces entreprises de poser leurs serveurs n'importe où dans le monde », nuance François Druel. « Le texte précise qu'il est possible de traiter des données personnelles mais de manière légale, loyale et transparente, doublée d'une obligation d'être compréhensible et rapidement consultable », intervient Laura Dufresne. Mais ce n'est pas vraiment le cas puisque dans les politiques de confidentialité ce sont souvent des copiés-collés, ou des écrits d'avocats - donc peu ou pas compris du grand public ». Sans oublier que le consentement doit être libre, spécifique et éclairé…
Mais est-il possible d'aller plus loin que cela, compte tenu de l'importance des données personnelles dans l'économie numérique gratuite ? « Difficile de se passer des GAFAM aujourd'hui, résume François Druel. Si des alternatives sont créées, elles seraient assez proches techniquement du fonctionnement des géants mais sans avoir leur poids économique et ni leur expérience depuis leur création ». Sans oublier le facteur social : tout le monde les utilise.
Heureusement, il existe tout de même quelques moyens pour adopter une approche plus consciente de la vie numérique. D'abord, il est possible de refuser les cookies (ces fichiers installés sur le disque dur lors de la consultation d'un site web, qui mémorise les informations de l'internaute et son comportement). Dans la mesure du possible, en tout cas. Sans oublier de les effacer régulièrement dans les paramètres du navigateur. Enfin, penser à utiliser la version navigateur des réseaux sociaux, moins permissive en accès aux données, au lieu des applications sur smartphone.
La vraie liberté serait de pouvoir accéder aux sites sans perte de fonctionnalité mais certains prennent un peu les internautes en otage.
Laura Dufresne
Sur un smartphone, désactiver la géolocalisation est un bon moyen de ne pas être tracé – en permanence, en tout cas. Ensuite, en vrac :
- ne pas remplir les cases non obligatoires dans les formulaires,
- préférer les fenêtres de navigation privée,
- utiliser un VPN (Virtual Private Network, réseau virtuel privé donc payant) même s'il existe là aussi un risque de concentration de données,
- utiliser un bloqueur de publicités.
« Toutes ces petites actions ne changeront pas l'économique numérique mondiale, mais permettront au moins de mieux maîtriser nos propres données personnelles », conclut Laura Dufresne.
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Références :
- Quote Investigator - Quote Origin: You’re Not the Customer You’re the Product
- Télérama - "On me transforme en marchand de cerveaux" : quand Patrick Le Lay tentait de se défendre
- CNIL - RGPD : de quoi parle-t-on ?
- Commission Européenne - Paquet «Législation sur les services numériques»
[Photo de couverture : A. C.]
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