Défilés virtuels, collections connectées : comment le numérique redessine la mode

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Laurence RogerLaurence Roger

7 min

Défilés virtuels, collections connectées : comment le numérique redessine la mode

Au cours de cette dernière décennie, l'industrie de la mode s'est rapidement saisie du numérique pour offrir encore plus de visibilité à ses créations comme à ses temps forts. Mais en rajoutant une couche digitale à leurs activités, les maisons de couture font face à de nouveaux défis.

La mode s'est toujours servi des médias pour présenter ses collections : le nombre de magazines grand public consacrés à cette industrie en est la preuve éclatante. Chaque année, comme un rendez-vous incontournable, une large couverture médiatique est accordée aux Fashion Weeks - ces temps forts de la mode. Alors ce n'est pas un hasard si aujourd'hui, les maisons de couture s'approprient le numérique pour montrer leurs créations dans le monde entier.

Les outils digitaux ont conduit cette industrie à se renouveler : plus qu'un simple moyen de communication, les réseaux sociaux et autres plateformes numériques ont ouvert une nouvelle ère pour la mode.

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2020 : la pandémie rebat les cartes

Si les maisons de couture avaient déjà commencé à se servir du numérique pour mettre en valeur leurs collections, la pandémie de Covid-19 a fait véritablement basculer l'industrie dans une dimension digitale.

Rappelez-vous : en 2020, le virus du Covid-19 apparaît puis se généralise dans le monde. Imposant des confinements et toutes sortes de restrictions, la pandémie ébranle l’économie de toute la planète. Le milieu de la mode n’échappe pas à la crise. Pourtant, il lui est impensable d’abandonner les Fashion Weeks qui rythment son industrie. Les chaînes d’approvisionnement se retrouvant à l’arrêt, il faut trouver une solution.

Aussi les créateurs·rices de mode repensent leur communication et la diffusion des articles de leurs différentes collections. Ils apprennent peu à peu les codes pour organiser des défilés inédits : des défilés en ligne, où se confondent réel et virtuel : le phygital – mot-valise combinant « physique » et « digital » - est né. L’après-pandémie rime avec l’émergence des « défilmés », soit des défilés existant uniquement sous format vidéo – une expression de la styliste Isabel Marant.

Entre réel et virtuel

L’avènement de la mode en ligne crée l’événement. Quand les projets se font digitaux, c’est l’écran qui s'ajoute au podium traditionnel. Dès lors, nul besoin d’invitation : une adresse mail suffit pour assister à un défilé.

Alors que les défilés et showrooms se numérisent, les créateurs·rices utilisent des réseaux sociaux comme Instagram, TikTok.

Le numérique, espace de créativité

Le numérique tente de recréer l’émotion des défilés réels sur les défilés virtuels : une mode moins figée, plus créative et originale au cœur de l’industrie. Une part de magie existe, qu’il s’agit de laisser s’épanouir sur les supports numériques – à l'exemple du défilé automne-hiver 2024 Balmain visible sur TikTok, où l’on voit une jeune femme tenant un sac, allongée sur des pavés à côté d’une immense coquille d'escargot…

La créativité n’est-elle pas l’essence même de la mode ? Théâtralisation, show, storytelling, spectacle multisensoriel, mise en scène sont les nouveaux leviers de cette industrie. Le numérique se transforme en terrain de jeu supplémentaire, avec de nouveaux contenus spécialement dédiés aux internautes.

Ce qui n’a pas changé : il s’agit toujours de créer le désir par l’exigence, la qualité. A ces deux fondamentaux s’ajoutent l’expérience, le sensationnel. Il convient alors de se poser une question essentielle : comment retrouver en ligne l’énergie du défilé réel, grâce à l’ubiquité, la fluidité en somme, sans négliger le travail derrière les paillettes ?

On peut aussi se demander quelle est la stratégie des créateurs·rices qui rapprochent la mode et le numérique, quand on sait que les défilés évoquent le luxe là où le numérique repose plutôt sur une "consommation" de masse.

Une mode visible et s'affichant comme plus accessible

La réponse se trouve peut-être dans ce constat : dans un monde ultra-connecté, ce qui se désire n’est plus ce qui s’achète mais ce qui se montre.

Les défilés ne sont plus seulement des moments professionnels B2B (Business to Business, d’une entreprise à une autre). Ils deviennent des supports de communication tournés vers le grand public, notamment sur les réseaux sociaux. Globalement, les créateurs·rices cherchent, via les défilés diffusés en ligne et les posts sur les réseaux sociaux, à communiquer et à présenter leurs collections.

Étant donné qu’assister à un défilé devient accessible depuis son ordinateur ou son smartphone, le·la consommateur·rice ultra-connecté·e se trouve à l’affût. Grâce aux événements grand public, il·elle se sent à la fois inclus·e et informé·e des tendances.

Cette forme d'inclusion provient notamment des réseaux sociaux. Dès lors, le comportement des spectateurs·rices passe de passif à actif, dans la mesure où ils·elles commentent, donnent leur avis, partagent post sur post : ils·elles ne se contentent pas de "consommer" les images. Ils·elles participent au jeu en lui-même, quel que soit finalement son impact réel.

Par ailleurs, le numérique permet de toucher une nouvelle cible plus jeune. Il s’agit essentiellement de la génération Z (les individus nés après 1995). Le·la follower-spectateur·rice se laisse alors séduire par la mode numérique.

En outre, pour les créateurs·rices peu connu·es, le virtuel permet de se manifester. Et par-là d’exister au sein d’une industrie exigeante et... chère. En effet, les dépenses relatives à la production d'un défilé physique sont difficiles à assumer pour une maison moins connue que les acteurs historiques du secteur (comme Chanel ou Dior) : leurs créateurs·rices n'hésitent pas à débourser des sommes énormes (parfois jusqu'à 5 millions d'euros pour un show de 10 minutes !).

Pour les maisons de couture, il importe de plus en plus d’augmenter sa visibilité. Se différencier, suivre les tendances sur les réseaux sociaux, et se renouveler en permanence : autant de facteurs-clés de succès pour les acteurs·rices de la mode.

La mode numérique constitue donc à la fois un enjeu stratégique et une expérience unique. La production de contenus Web permet dorénavant l’existence d'une nouvelle vitrine de la haute couture.

Par-delà les paillettes, des problématiques numériques

Du point de vue des créateurs·rices :

  • L’impact numérique de l’industrie de la mode est très important. Images, animations et vidéos consomment beaucoup de ressources énergétiques, matérielles...
  • Les créateurs·rices doivent toujours être en alerte, tant certains aspects du spectacle multisensoriel réel (texture, matière bruits, odeurs) exigent des "subterfuges" pour être palliés dans la dimension virtuelle.
  • Par ailleurs, l'un des désavantages de cette mode numérique réside dans la facilité à copier les collections de vêtements...

Du point de vue des consommateurs·rices, on peut aussi s'interroger : se contentent-ils·elles de scroller sans vraiment s'imprégner des propositions des maisons de couture, en visionnant et likant des photos ou des vidéos de plus en plus rapidement ?

Comment retrouver plus de cohérence et de sobriété ?

Du côté des créateurs·rices :

  • Éviter le format hybride associant défilés physiques et virtuels, dans la mesure où il accroît l'impact écologique et économique de ces événements. Et par conséquent, faire un choix entre les deux. Dans tous les cas, une réflexion sur le nombre et le format des publications, ainsi que le nombre de réseaux sociaux sur lesquels elles sont diffusées, doit être engagée.
  • Sur le Web tout va vite, engendrant par là un sentiment d'urgence : il conviendrait dès lors de ralentir. Le volet numérique pourrait alors s'adapter au calendrier des maisons de couture, les défilés virtuels présentant des collections en temps réel : automne-hiver en automne et printemps-été au printemps.
  • Penser plus petit, par exemple en présentant virtuellement (mais peut-être aussi physiquement) moins de pièces dans les collections : de quoi créer des défilés plus intimistes. Une stratégie en accord avec la philosophie sous-jacente du luxe, à savoir la rareté. Ainsi, maintenant que les créateurs·rices ont pour la plupart démontré leurs capacités à construire des événements extraordinaires, il serait peut-être judicieux de revenir à la simplicité, à la sobriété. Les défilés en ligne n'en seraient que plus marquants, et la pollution numérique réduite.

Du côté des consommateurs·rices :

  • L’usage atemporel du numérique laisse présager un retour à la réalité difficile. Le·la consommateur·rice risque de se perdre dans les actualités inhérentes au monde de la mode qu’il·elle scrolle (c’est-à-dire qu’il·elle fait défiler sur écran, généralement de son smartphone) toute la journée. Or nul n'est tenu de visionner tous les défilés de mode successivement et sur tous les supports, mais on peut choisir.

En somme, on souligne essentiellement la notion de sobriété, soit l’usage raisonné des ressources informatiques. Il s’agit par exemple d’utiliser un outil comme le Guide de la digitalisation des événements, conçu par l'association Paris Good Fashion.

Et ensuite ?

Une chose est sûre : le numérique va perdurer dans l’industrie de la mode. L’avenir commun du numérique et de la mode, s’il est déjà esquissé, n’en demeure pas moins aux balbutiements de ses storytelling et autres développements. D'où la nécessité de le repenser dès maintenant en anticipant le cadre dans lequel les défilés de mode virtuels, et autres usages numériques, se dérouleront.

Références :

[Photo de couverture : Raden Prasetya]

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