L'IA créatrice, au mépris des droits d'auteur ?

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Nousseu DOUONNousseu DOUON

6 min

L'IA créatrice, au mépris des droits d'auteur ?

Alors que l'intelligence artificielle (IA) révolutionne le domaine de la création intellectuelle (musiques, images ou textes générés), elle soulève également des questions juridiques pressantes. Comment le droit d'auteur, conçu à l'origine pour protéger la création intellectuelle de l'être humain, peut-il s'adapter et s'organiser face à ce nouveau défi ?

Des peintures aux compositions musicales, en passant par la littérature et le design, l’IA a démontré son habileté à façonner des œuvres qui défient les frontières traditionnelles de la créativité.

Création d'œuvres "originales"

Un des nombreux exemples de la puissance créatrice de l’intelligence artificielle est le "Portrait d’Edmond de Belamy", une toile créée par le collectif Obvious à l’aide de l’IA et vendue en octobre 2018 pour la somme de 432 500$.

Portrait d'Edmond de Belamy - Christie's

D’autres outils sont capables de créer des œuvres d’art à partir d’un prompt (description textuelle). C'est le cas de l'intelligence artificielle Midjourney.

Prompt : Draco Malfoy and Hermione granger, backs to photo, stained glass, detailed. - Midjourney

Un autre exemple marquant est la chanson "Heart on my Sleeve", entièrement générée par une intelligence artificielle, qui reproduit les voix des chanteurs Drake et The Weeknd. Cette œuvre est signée par l'anonyme Ghostwriter977. Publiée dans une vidéo sur TikTok, elle a cumulé plus de 15 millions de vues en 48 heures. La chanson a même été déclarée éligible aux récompenses des Grammy Awards, selon le PDG de Recording Academy (la société organisatrice de la cérémonie).

En réaction Universal Music Group, label représentant notamment ces deux artistes, a demandé aux plateformes musicales (Apple Music, Spotify…) d’empêcher les systèmes d’IA de s’entraîner en utilisant les musiques protégées par droit d’auteur.

Ces exemples illustrent la capacité de l’IA à créer des œuvres d’art, mais soulèvent également des questions importantes concernant la protection des droits des auteurs·rices. Ceci, dans la mesure où l’IA ne crée pas vraiment : elle s’inspire de contenus déjà existants, créés par des humain·es et le plus souvent protégés par droit d'auteur.

Dès lors, quels sont les risques pour les auteurs·rices humain·es ? Ces créations par intelligence artificielle peuvent-elles être considérées comme des œuvres, au sens du droit d'auteur ?

Qu'est-ce qu'une œuvre au sens du droit d’auteur ?

L’article 112-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose que sont protégeables par droit d’auteur « toutes les œuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination ».

Cependant, un autre critère s’impose. C’est celui de l’originalité de l’œuvre. Même si cette condition n’est pas explicitement mentionnée en tant que telle dans le CPI, elle fait l’unanimité en droit européen comme en droit français. En effet, l’originalité est définie comme la marque de l’apport intellectuel de l’auteur·rice.

Pour qu'une œuvre soit considérée comme protégeable, elle doit exprimer la personnalité de son auteur·rice. L’auteur·rice de toute œuvre protégée dispose alors de prérogatives morales et patrimoniales.

Dans le cadre d'une œuvre créée par IA, cette condition d'originalité semble difficile à démontrer étant donné la manière dont ces systèmes sont entraînés.

Formation des IA et risques pour les auteurs·rices

L'intelligence artificielle dépend fortement, pour son entraînement, de données incluant souvent des œuvres protégées par des droits d'auteur : textes, livres, images, musiques ou articles de journaux. Les développeurs·ses collectent ces données pour former les modèles d'IA. Dès lors, la question se pose : cela relève-t-il de l'utilisation équitable ou nécessite-t-il une licence spécifique ?

L’utilisation non autorisée de ces données, le plus souvent protégées par le droit d’auteur, pose problème et peut ainsi donner naissance à des litiges.

Getty Images, une banque d’images en ligne, a déposé une plainte le 3 février 2023 contre la société Stability AI pour utilisation abusive de plus de 12 millions de photos pour entraîner son système de génération d’images par IA, Stable Diffusion.

Une autre affaire marquant le débat de l’IA et du droit d’auteur est celle du New York Times, qui a poursuivi Microsoft et OpenAI pour utilisation non autorisée de ses articles dans le but de former leurs modèles d’IA. Le journal déclare que « des millions » d'articles, dont certains « uniquement accessibles par abonnement », ont été utilisés sans son autorisation, afin de rendre ChatGPT plus performant. Cela aurait donc pour conséquence de permettre à l'outil de rivaliser avec le journal, en tant que source d'information fiable.

De plus le New York Times accuse l’IA de réciter mot pour mot le contenu de ses articles, de le résumer et même d’imiter le style de rédaction, comme le démontreraient de nombreux exemples. L'IA attribuerait également, à tort, de fausses informations au journal.

Face à ces craintes pour les droits d'auteur, une réaction du législateur devient plus que nécessaire.

Actualité législative sur l'IA et le droit d'auteur

En réponse aux défis posés par l'IA, les législateurs nationaux et internationaux ont commencé à réfléchir aux lois existantes et à prendre des mesures pour les adapter. La France et l'Union européenne entendent jouer un rôle précurseur en matière d’encadrement de l'utilisation de l'IA dans le domaine du droit d'auteur.

L’article 53 de la Loi européenne sur l'intelligence artificielle (plus connue sous le nom d'IA Act) établit des obligations spécifiques pour les fournisseurs de modèles d’IA à usage général, notamment en matière de droit d’auteur :

  • Respect du droit d’auteur : les fournisseurs doivent mettre en place une politique visant à respecter le droit d’auteur tel que défini dans l’UE. Cela comprend l’identification et le respect des réserves de droits exprimées1 conformément à l’article 4, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/7902.
  • Résumé du contenu utilisé pour le développement de l'IA : les fournisseurs doivent rédiger et mettre à la disposition du public un résumé suffisamment détaillé du contenu utilisé pour le développement du modèle d’IA à usage général.

1La réserve de droit signifie que si un·e détenteur·rice de droits d’auteur ne souhaite pas que son contenu soit utilisé par un système d’IA, il peut exprimer cette réserve de droits [NDLR : s’y opposer]. Cette réserve de droits doit être effectuée au moyen de procédés lisibles par machine, y compris des métadonnées et les conditions générales d’utilisation d’un site Internet ou d’un service.

En d’autres termes, si un·e artiste ou créateur·rice ne veut pas que son œuvre soit utilisée par une IA, il·elle pourra le spécifier de telle sorte que l’IA puisse "comprendre" ce refus et respecter cette réserve de droits. Cela permettra de protéger les droits d’auteur.

2Directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique.

En droit interne français, une proposition de loi a été déposée à l’Assemblée Nationale le 12 septembre 2023 afin d’« encadrer l’intelligence artificielle par le droit d’auteur ». Cette proposition de loi envisage, en son article premier, de soumettre l’utilisation par l’IA d’œuvres protégées à l’autorisation préalable des auteurs·rices ou ayants-droit.

Cette proposition vise également :

  • La transparence pour les développeurs d'IA avec une obligation de mentionner que l’œuvre a été générée par IA et la mention des auteurs des œuvres d’où l’IA tire son inspiration.

Cependant, il est important de se demander s’il sera possible de prouver qu’un contenu est tiré d’une œuvre, et par quels moyens. Les vérifications seront-elles faites par une "brigade spéciale informatique" ?

Cela ne reviendrait-il pas à obliger les développeur·ses d'IA à dévoiler le code informatique, en violation du secret industriel ? Une mise en balance sera sans nul doute nécessaire entre la protection de ce secret et le respect du droit d’auteur.

  • Un projet de taxation de la société développeuse de l’outil pour les œuvres dont l’origine peut être déterminée.

Même si cela reviendrait à encourager et protéger les auteurs, cela ne constituerait-il pas en revanche un frein à l’innovation ?

Ces initiatives reflètent une prise de conscience croissante de la nécessité d'adapter le cadre juridique aux changements technologiques. Cependant, cette volonté (louable) du législateur risque de se heurter à plusieurs défis dont la résolution pourrait décider du futur de l’IA.

Toutefois, l'un des prochains défis du législateur sera sans doute le fait de savoir si des créations d'IA peuvent être protégées par droit d'auteur. Dans ce cas précis, qui aura la titularité des droits : le fournisseur de l'IA, l'utilisateur de l'outil ou l'auteur de l'œuvre qui a inspiré l'IA ? L'avenir nous le dira...

Références :

[Photo de couverture : Omar Flores]

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