Design responsable : changer le numérique, une interface à la fois

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Louise PASTOURETLouise PASTOURET

6 min

Design responsable : changer le numérique, une interface à la fois

Marion Josserand est designer indépendante et chercheuse à l'université de Bologne. Elle a rejoint l'association des Designers Ethiques pour créer l'Index de la conception responsable. Elle nous présente cet outil d'auto-évaluation et de recommandations destiné aux designers, et nous parle de sa vision du métier.

Comment avez-vous rejoint les Designers Ethiques ?

Avant de faire du numérique, mon travail a beaucoup questionné les personnes âgées. En les étudiant, je me suis rendue compte de la nécessité de prendre en compte les questionnements numériques pour plus d'inclusion. De là, j'ai découvert les problématiques d'accessibilité... et les Designers Éthiques.

En fait je questionnais l'inclusivité et l'accessibilité du numérique de manière générale, plutôt philosophique et sociologique, avant de me pencher en détail sur leur mise en œuvre sur les interfaces. C'est en suivant la page LinkedIn des Designers Éthiques que j'ai découvert leur appel à mission sur l'Index de la conception responsable.

L'Index de la conception responsable, publié en mars, se trouve en accès libre sur le site des Designers Ethiques. Que faut-il en retenir ?

A l'origine, tout est parti d'un projet étudiant, intéressant parce que les participant·es avaient décidé de rassembler toutes les problématiques de responsabilité numérique au sein d'un même outil. Donc plutôt que de différencier l'accessibilité, l'écoconception... ils·elles essayaient d'aligner les équipes sur toutes ces problématiques. Cette notion de transversalité, le fait de penser la responsabilité de manière plus générale, c'était pertinent : on l'a gardé.

Orienter par objectif - Faire ses premiers pas - Sengager en équipe - Avec mon organisation

Par la suite, j'ai fait des recherches sur les équipes UX et je me suis rendue compte qu'il y avait un petit manquement au moment où un·e designer se retrouve devant son ordinateur et produit des interfaces. C'était le pont à faire entre la théorie des référentiels et la mise en pratique qui n'était pas très efficace : les critères sont nombreux, certains référentiels sont très techniques, d'autres s'adressent plutôt aux développeurs·ses...

C'est comme ça qu'on en est arrivé·es à créer un outil numérique qui :

  • cible précisément les designers.
  • Ne nécessite pas forcément de rassembler toute l'équipe.
  • Permet de réaliser des améliorations à un niveau individuel, avec une auto-évaluation de ce qui a été produit.
Liste des catégories gérées par l'outil : Stratégie produit Cookies / Tracking Publicité Abonnement Algorithme de recommandation, UX Parcours utilisateur Gestes et contrôle Mise en page générale Contenu Images Audio / Vidéos Formulaires Téléchargements Textes Barre de recherche / Filtres UI Typographie Couleurs / Contraste Boutons Interaction utilisateur Paramètres du service Newsletter Animations Nudge

Le tout dans une démarche de vulgarisation, d'accompagnement pédagogique. L'Index de la conception responsable donne des exemples, des arguments, apporte des images.

La logique de cet outil, c'est de sensibiliser, vulgariser et surtout de dire "ne t'en fais pas, tu vas apprendre. Si tu n'as pas obtenu le score maximal, ce n'est pas grave : voici des ressources qui pourront t'aider". De quoi redonner aux personnes du pouvoir d'agir sur le numérique et ça, c'est important.

Parmi toutes les propositions de l'index, lesquelles sont les plus susceptibles d'avoir un impact direct sur les internautes ?

Quasiment toutes !

  • Tous les critères sur l'accessibilité vont permettre à davantage de personnes d'accéder au contenu d'un outil.
  • Tous les critères liés à l'attention ou la persuasion vont permettre de protéger la charge mentale des personnes, d'éviter de leur faire passer trop de temps en ligne ou de les pousser à réaliser certaines actions.
  • Tout ce qui est relatif à la sécurité des données, au RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données), permet d'éviter que les informations des utilisateurs·rices soient diffusées partout, qu'ils·elles récoltent plein de cookies et de publicités ciblées.
  • Enfin, les critères d’écoconception ont un impact de plus en plus direct. On ne s’en rend pas encore bien compte, mais si on se met tous·tes à réduire l’impact de nos produits numériques, on protège la planète dès aujourd’hui.
Autre exemple - Faciliter la sortie de l'abonnement - L'utilisateur.rice doit trouver facilement les informations de désinscription et le bouton pour se désinscrire.

Comment le design peut-il participer à rendre le numérique plus sobre, éthique, inclusif ?

Le design questionne l'existence même d'une solution, à la base. A mon sens, c'est le point le plus important : si on fait bien notre métier de designer, on ne doit pas pondre des solutions pour des problèmes qui n'existent pas. En tant que tel, le design va donc permettre au numérique d'être plus sobre en évitant de créer des outils qui ne servent à rien.

Si on estime qu'un projet doit vraiment exister, alors se pose la question des fonctionnalités :

  • Lesquelles on doit créer, ou non ?
  • Comment ?
  • Et pour qui ?

Ce questionnement sur les usages et les utilisateurs·rices, leurs besoins, leurs capacités physiques ou cognitives (et leurs limites) fait partie du travail de conception de solutions. C'est grâce à ça qu'arrivent sur le marché des solutions respectueuses des utilisateurs·rices.

Autre exemple - Simplifier le parcours pour chaque fonctionnalité

Par ailleurs, le nombre de fonctions d'un outil joue énormément sur son impact écologique : lorsqu'un·e designer choisit d'enlever dès le départ tout un tas de fonctionnalités pas forcément utiles, c'est déjà un bon début.

Enfin au moment de la mise en œuvre, sachant qu'il·elle fait le pont entre différents métiers (développeur·se, copywriter...), le·la designer sert en quelque sorte d'éclaireur·se. En réalisant ses maquettes, il·elle a un rôle à jouer en matière d'inclusion, d'accessibilité, d'écoconception et de respect de la sécurité et de la vie privée des personnes.

Pourquoi est-ce important pour vous, en tant que professionnelle mais aussi utilisatrice de services numériques, de vous saisir de ces questions ?

Le numérique semble impossible à changer, notamment pour les utilisateurs·rices : c'est tellement complexe et tellement technique que de toute façon, on part du principe qu'on ne sait pas faire. Et souvent, quand on ne travaille pas dans le domaine, on ne peut rien faire. Donc on s'énerve, on se sent piégé·es puisqu'on manque de connaissances sur ces grosses machines compliquées.

C'est aussi ça qui est important : dans la mesure où une minorité de professionnel·les travaille sur des outils impactant parfois des millions de personnes, bien concevoir ces produits et ces services relève à mon sens d'une responsabilité éthique.

Maintenant que j'ai vraiment mis un pied là-dedans, je trouve qu'il y a peu de sensibilisation sur ces sujets en général par les designers. Les problématiques de responsabilité sont encore souvent considérées comme des contraintes, des tâches à faire en plus qui s'ajoutent à la charge de travail des professionnel·les. Certain·es disent aussi "mais ça va être moche, et puis tous les sites vont être pareils..."

Du coup, pouvoir être activiste sur ces sujets en "diffusant la bonne parole", en disant "regardez, c'est pas si compliqué. On peut faire des trucs chouettes ! Et surtout, ça participe à protéger la planète et les générations futures", c'est devenu très important.

C'est aussi comme ça que j'ai eu envie d'orienter l'Index de la conception responsable : il faut aussi des outils moins techniques, moins experts, moins exhaustifs, mais qui permettent de faire un premier pas. Une fois animés par ces sujets, les gens iront les approfondir. Et participer à redonner du pouvoir sur le numérique, autant aux professionnel·les qu'aux utilisateurs·rices, c'est à mon sens une mission juste et responsable.

Deux exemples de recommandation : Éviter le scroll infini - Préférer des pages avec des numéros de pages. Séparer ce qui est nouveau de ce qui est déjà VU. Éviter le swipe - • Le remplacer par des éléments de type "cards" visibles sur l'écran. • Permettre à l'utilisateur de filtrer le contenu.
Exemple section téléchargements - Informer du poids des fichiers à télécharger - Réduire le poids des fichiers à télécharger par les personnes

Pour moi c'est devenu essentiel de sensibiliser, de transformer les pratiques, de changer le narratif et transformer les contraintes en positif. Voilà ce qui me plaît : se limiter n'est pas une contrainte mais une opportunité pour penser différemment.

Pour toutes ces raisons, je me dis que c'est essentiel que les designers prennent en main ces sujets, à la fois pour les utilisateurs·rices et les concepteurs·rices de demain. Je trouve qu'à l'école on est encore beaucoup formés à l'effet "wow" : on nous fait rêver avec tous les nouveaux progrès, et puis le monde se tourne vers un techno-solutionnisme dans tous les domaines, sans trop de regard critique. C'est vraiment nécessaire que les designers les plus expérimenté·es fassent le travail de chercher, questionner, réouvrir les imaginaires.

L'association des Designers Éthiques explore les pratiques de conception numérique. Elle sensibilise les designers et professionnel·les du numérique dans le but de créer un numérique émancipateur, durable et désirable.

2 membres de notre rédaction ont participé à réaliser cette interview.

En voici le making-of :

  • Découverte de la sortie de l'Index de la conception responsable.
  • Recherche d'un·e interlocuteur·rice chez les Designers Ethiques.
  • Prise de contact avec Marion Josserand.
  • Interview en visioconférence (durée : 45 min).
  • Retranscription de l'entretien.
  • Mise en forme des réponses, illustration avec des captures d'écran.
  • Choix du titre et de l'image de couverture.
  • Dernière relecture avant publication.
  • Mise en ligne de l'article.

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Références :

[Photo de couverture : Kelly Sikkema]

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