Cyberféminismes : des serveurs pour bâtir des refuges numériques
Les cyberféministes défendent depuis longtemps la nécessité de déployer des refuges numériques. Sans le vouloir, l’administration Trump, qui s’adonne à des purges numériques massives, démontre la pertinence de ce mouvement. Entre serveurs autogérés, archivage des mémoires et déploiement d’espaces sécurisés en ligne, il dessine des moyens de résister à la censure, mais aussi à la surveillance et à l’influence des grandes plateformes.
Cet article a initialement été publié dans le journal La Brèche (n°12). Pour le consulter en intégralité, rendez-vous en kiosque ou sur journal-labrèche.fr.
Les décrets frénétiquement signés par Donald Trump à son investiture à la Maison blanche ont eu des effets immédiats sur la mémoire numérique. Entre janvier et février 2025, plus de 8 000 pages web officielles du gouvernement fédéral ont été supprimées selon le New York Times . Des « purges informationnelles » qui ont visé en premier lieu les contenus liés aux féminismes, aux luttes et aux existences des personnes LGBTQIA+, mais aussi les données écologistes ou relatives aux mouvements de justice sociale.
Des attaques aussi éclair que brutales qui rappellent à quel point il est facile, en seulement quelques clics, de faire tout bonnement disparaître certaines réalités d’internet. Bien au fait de cette fragilité de l’espace numérique, une partie du mouvement cyberféministe développe depuis plusieurs années des alternatives qui permettent une reprise de contrôle sur les outils numériques – et les mémoires qui y reposent.

« Les géants de la tech ont retiré leur vernis de politiquement correct en janvier. Mais l’émancipation numérique est un enjeu qu’on met en avant depuis 2008 », ironise Spider Alex, une des fondatrices du collectif technoféministe catalan Donestech. Dans une optique de cyberféminisme social, elles cherchent depuis leur création à comprendre comment fonctionnent les technologies du numérique, afin de se les réapproprier et de les mettre au service des luttes.
« À l’époque, la revue féministe espagnole Pikara nous avait demandé de l’aide. Leur site web était régulièrement inaccessible, car les vidéos d’une de leurs journalistes, Alicia Murillo, qui filmait les hommes qui faisaient du harcèlement de rue, étaient très critiquées sur les réseaux sociaux commerciaux. Elles recevaient des milliers de visites, et ces pics faisaient tomber le site web. Mais comme leur site web était hébergé par un hébergeur commercial privé, celui-ci n’intervenait pas pour le restaurer – parce qu’il n’apportait pas d’importance aux contenus et à leur dimension politique », se remémore la militante.
Dès lors, apparaît la nécessité de rechercher la souveraineté à toutes les étapes, notamment du côté de l’infrastructure physique et logicielle qui permet à un site d’être accessible en ligne. Les membres de Donestech créent ainsi l’anarchaserver : un serveur cyberféministe, maintenu par et pour les militantes, sur lesquels sont stockées des données liées à la mémoire des luttes féministes – plutôt que de confier ces informations à des tiers privés ou commerciaux.
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Nos données sur nos machines
« Nous accordons une grande importance à la protection de la vie privée et de la sécurité. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous maintenons notre propre infrastructure en dehors des services de cloud des grandes entreprises et utilisons principalement des logiciels libres », nous explique le collectif brésilien Marialab. Sur leurs serveurs cyberféministes, elles hébergent des outils à destination des défenseuses des droits humains et des organisations de lutte sociale – comme des pads ou éditeurs de texte collaboratifs et des boîtes mail sécurisées. En étant à la fois propriétaires des machines et en ayant un regard sur les lignes de codes, elles ont le contrôle sur les règles qui régissent leurs activités en ligne.
Les cyberféministes défendent la formation à toutes les compétences informatiques, y compris celles qui relèvent de l’administration système et du code – et ce, en particulier à destination des femmes et des minorités de genre, moins socialisées à se saisir des outils du numérique. Une démarche d’autant plus importante que les géants du numérique comme Meta et Amazon ont été prompts à supprimer, sous l’influence de l’administration Trump, leurs programmes de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI).
Des sites web résilients, « un moyen concret de préserver la mémoire collective »
Mais faire vivre ces infrastructures d’internet autonome est une pratique militante exigeante. Là où l’internet commercial s’appuie sur une armée de techniciens et d’immenses data centers, l’auto-hébergement repose sur des collectifs engagés, souvent bénévoles, qui doivent composer avec les limites de leur temps, de leurs ressources, et d’un écosystème logiciel en constante évolution. Car au-delà de la censure, ce sont aussi les failles techniques qui fragilisent la mémoire numérique. Une étude du Pew Research Center estime qu’entre 2013 et 2023, près d’un site web sur trois a tout simplement disparu d’internet.
Face au tournant conservateur des géants de la tech dans le sillage de Trump, l’internet alternatif distribué et décentralisé commence à susciter un intérêt croissant : « On a la sensation qu’avec les mouvements collectifs de janvier, comme la campagne Vamonos Juntas ou HelloQuitteX, il y a une prise de conscience de l’importance d’avoir nos propres instances », commente SpiderAlex.
Des milliers d’utilisateurs et d’utilisatrices ont quitté la plateforme d’Elon Musk pour rejoindre Mastodon et le Fédiverse, des réseaux sociaux qui reposent sur la mise en réseau de pleins de petits serveurs : des « instances » qui communiquent ensemble sans qu’aucune entité centrale ne contrôle l’ensemble. À l’inverse des grandes plateformes qui ont tendance à centraliser les données, multiplier les instances permet de les faire circuler entre plusieurs machines. Ce qui rend les systèmes plus résilients face à la censure mais aussi aux pannes, car un réseau décentralisé continue de fonctionner même si une partie tombe en panne ou est inaccessible. Une manière d’esquisser un monde numérique plus participatif et horizontal.
Références :
[Photo de couverture : WOCinTechChat]
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