Xavier de la Porte : "L'IA nous fait flipper et provoque notre admiration. Les deux sont pensables en même temps !"
Journaliste spécialiste des questions liées au numérique, Xavier de la Porte décortique la technologie depuis plus de quinze ans. Des débuts de Twitter à l'IA générative, en passant par le traitement des sujets Tech dans les médias : extraits choisis.

Interview
Xavier de la Porte
Créateur du podcast Le Code a Changé
En tant que journaliste, quel est votre parcours et les liens que vous entretenez avec le numérique ?
Depuis la fin des années 2000, je traite de la question numérique sous diverses formes. J'ai commencé à la radio, à France Culture : j'ai animé pendant je ne sais plus combien de saisons une émission qui s'appelait Place de la Toile, qui traitait des "cultures numériques" comme on disait à l'époque. J'ai décliné ça sous différentes formes : soit dans des émissions culturelles, soit des chroniques quotidiennes en fin de matinale à France Culture pendant plusieurs années.
Après, j'ai fait diverses choses, pas mal de radio et puis de presse écrite. Mais la question numérique est restée comme une sorte de baseline jusqu'à aujourd'hui. Maintenant je suis journaliste aux pages idées du Nouvel Observateur. Et parallèlement, je fais un podcast pour France Inter qui s'appelle Le Code a changé et traite de questions numériques. Je fais à peu près 12 épisodes dans la saison, d'octobre à juin.
À l'époque, quel a été le déclencheur ? Est-ce qu'il y a un moment où vous vous êtes dit qu'il fallait parler du numérique dans les médias ?
Ce n'est pas du tout venu de moi. J'étais très rétif aux questions numériques, d'abord parce que je n'ai pas de pratique exceptionnelle du numérique. Je suis même plutôt très lent dans l'adoption : je ne suis pas fan de la technique, à priori.
Bruno Patino (qui dirigeait France Culture, et se trouve aujourd'hui à la tête d'Arte) avait participé à la création de cette émission qui s'appelait Place de la Toile : un truc intéressant puisqu'il s'agissait de faire une chaîne généraliste. C'était une chaîne de vieux auditeurs à l'époque - Ils se sont rajeunis depuis. Mais à l'époque, il s'agissait de leur imposer, et le mot n'est pas trivial, une émission d'une heure sur les questions numériques, sur Internet, etc. A une époque où pour plein de gens, les réseaux sociaux existaient à peine. C'était un truc qui, dans le monde un peu intellectuel, était méprisé... ou pas très connu.
Un jour, Bruno Patino m'a convoqué et il m'a dit « j'aimerais que tu prennes Place de la toile ». Moi, je lui ai dit « non, je n'ai pas du tout envie, ça ne m'intéresse pas ». Et il m'a dit « tu n'as pas le choix ». Et donc, très courageusement, j'ai accepté.
J'ai fait ce qu'on fait quand on est journaliste et qu'on doit traiter un sujet nouveau : une bibliographie. Je l'ai lue pendant l'été, et en lisant je me suis dit « mais en fait, c'est génial. Je vais pouvoir parler de tout à travers ce prisme. De littérature, d'économie, de politique, d'intimité, etc. ». Et comme Bruno Patino avait été suffisamment malin pour me dire « évidemment, je n'ai pas envie d'un geek. Ce que je veux, c'est quelqu'un qui ait justement une curiosité générale », j'ai pu, dès la reprise de l'émission en septembre, tout de suite ouvrir très largement la question numérique.
Cette curiosité, c'est quelque chose que vous avez réussi à transmettre au public ?
Avec un public plutôt âgé, dont on savait qu'il n'était pas très praticien, il y avait un impératif à la fois déontologique, moral et aussi d'accueil qui était de leur parler, de partir des sujets qui les intéressaient.
Je ne pouvais pas arriver et leur dire « il y a un nouveau truc qui est apparu aux Etats-Unis, ça s'appelle Twitter, c'est une plateforme... ». Si je partais de ça, ils n'allaient pas écouter cinq minutes.
Xavier de la Porte
Donc, il fallait que je parle de trucs qui les intéressaient, de questions un peu plus générales, culturelles, intellectuelles, économiques, etc. Donc au départ, je dirais que c'était une nécessité d'ouvrir déjà très largement, d'aller dans la question technologique (parfois même assez techniquement) à partir de sujets plus généraux.
Ça correspond à un truc qui m'intéresse personnellement. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas la technique, c'est les gens. Les gens dans toute leur amplitude [...]. Du coup, ce qui m'intéresse, c'est comment est-ce que la question technique (les outils qu'on utilise, les plateformes, comment elles sont configurées, par qui elles sont créées...) joue sur ce qu'on est, comment on relationne, comment on réfléchit, comment on vit, etc.
Vous avez réalisé un peu plus de 85 épisodes du Code a changé. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué ? Quel est le moment où vous vous êtes dit : "là, il y a vraiment quelque chose qui m'interpelle dans ce traitement du numérique" ?
Je m'aperçois qu'il n'y a pas un sujet dont je parle aujourd'hui qui ne soit pas à un endroit impacté par ce qui s'est passé avec l'intelligence artificielle. C'est ça qui me frappe vraiment. C'est d'avoir senti cette rupture-là, dont je n'arrive pas du tout à mesurer le périmètre, au travers des questions que je traite.
Par rapport à vos débuts, qu'est-ce qui a changé dans votre travail de journaliste pour traiter des questions numériques ? Et dans la façon dont ces sujets sont reçus, perçus par le public ?
Alors, ce qui est marrant, c'est qu'il se passe avec l'IA ce qu'il s'est passé avec les réseaux sociaux quand j'ai commencé. Quand j'ai commencé à faire Place de la Toile, j'étais obligé de dire : « Twitter, cette plateforme de micro-blogging sur laquelle on peut faire des messages de 130 caractères... ». J'étais obligé d'expliquer et de décrire tous les outils dont je parlais. Ce qui était très appesantissant [...] parce que du coup, il faut penser qu'il n'y a pas de prérequis, il faut tout expliquer. J'ai vécu la même chose avec l'IA.
Mais aujourd'hui, il y a un niveau d'appropriation tel qu'on peut se passer de tout ça et aller beaucoup plus vite à l'essentiel. Mais ça ne doit pas nous faire oublier que ce n'est pas parce qu'on utilise qu'on sait comment ça marche !
Donc le but de votre travail, c'est d'apporter des clés de compréhension à celles·eux qui se servent de ces technologies-là, de décrypter ce qui se cache derrière et de leur permettre de reprendre le contrôle dessus ?
Ah, mais très clairement : qu'est-ce que vous utilisez, d'où ça vient, comment ça marche, mais aussi d'où ça vient intellectuellement. Ça, je l'ai beaucoup fait, ça m'intéresse à chaque fois de raconter les histoires.
Nos technologies, elles ont des histoires : économiques, culturelles, intellectuelles, nationales parfois. Après, les gens en font ce qu'ils veulent, mais au moins, ils savent.
Xavier de la Porte
J'ai fait plein de trucs autour de l'histoire de la Silicon Valley, par exemple. Et d'ailleurs, ce qui est vachement intéressant, c'est qu'on s'aperçoit aujourd'hui qu'on ne l'a sans doute pas très bien racontée...
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Le numérique, ça va à mille à l'heure : il y a toujours une nouveauté, et le traitement médiatique qui en est fait est plutôt frénétique. Avez-vous déjà été soumis à une forme de pression pour suivre ces évolutions technologiques ?
À partir du moment où vous travaillez dans un média, la pression est constante. C'est-à-dire qu'en fait, on vous dit « Il y a un truc qui sort là, qui s'appelle "Chat GPT". Tu ne veux pas faire un sujet là-dessus ? » Avant de parler de ChatGPT, je crois que j'ai attendu cinq mois. Et alors qu'on me disait « Ah, ce serait quand même pas mal de faire un épisode », je répondais « non, je n'ai pas le bon angle. Là, ça ne m'intéresse pas, c'est uniquement descriptif. »
Après, par rapport au discours général sur le numérique qui est produit dans les médias, j'ai toujours fait une sorte de contre-programmation. Ce qui m'a toujours intéressé, c'est d'aller contre. Pas bêtement (enfin, je l'espère), mais pour aller dans les creux, les non-dits ou les impensés du discours médiatique général sur les technologies, sur les usages, etc.
Typiquement, [...] la manière dont est traitée l'IA dans les médias ne me satisfait absolument pas.
Xavier de la Porte
Mais au fond il y a un côté effectivement frénétique, parce que cette frénésie, ce n'est pas qu'un truc humain : c'est aussi commercial. La frénésie, elle est organisée pour des questions... je ne vais pas faire du complotisme à deux balles, mais elle est organisée aussi pour des raisons capitalistiques, marketing, etc.
Et puis il y a la question de l'actualité - au sens que toutes les grandes entreprises de la Tech produisent de l'actualité : elles font des keynotes, elles sortent des versions, etc. Quand on est journaliste, on a le nez sur l'actu et quand il n'y a pas d'actu, c'est plus difficile de vendre un sujet. Et quand je dis vendre un sujet, ce n'est pas simplement le vendre à sa direction, c'est aussi le vendre au lecteur ou l'auditeur. Il faut être dans la conversation et en fait, cette actualité-là, elle produit de la conversation. Et donc elle produit des points d'accroche.
Le fait est que si vous voulez faire des sujets sur l'impact environnemental et tout, il faut trouver des gens, des données, etc. C'est long, c'est du travail, c'est compliqué. C'est beaucoup plus mobilisant que de rendre compte de nouvelles versions d'un truc.
Il faut se donner, à mon avis, un peu de temps pour essayer de comprendre. Pour essayer de trouver les gens qui ont une réflexion intéressante, un petit peu distanciée, calme.
Xavier de la Porte
Ça fait partie d'un positionnement critique. Pas au sens technophobe, mais critique dans le sens d'interroger les prérequis, les implications, etc. Et c'est le temps qui donne ça. C'est très difficile si on est le nez dans le guidon de prendre cette distance-là.
Comment peut-on intéresser les lecteurs·rices à ces sujets, et en même temps les sensibiliser ?
C'est un peu chiant les questions tech… c'est un peu désincarné.
Xavier de la Porte
Mais du coup, l'effort que je fais dans Le Code a changé par exemple, c'est de faire parler quelqu'un à chaque fois et de l'incarner au maximum. Quelqu'un vous parle, même quand il est chercheur ou elle est chercheuse, même quand il ou elle fait un travail qui a l'air un peu sec comme ça. J'essaie de l'incarner au maximum parce que c'est quelqu'un qui vous parle, qui doute, qui pense, même quand il ou elle fabrique de l'IA, vous voyez. Ce n'est pas que je suis un fan du narratif tout le temps, mais je pense que c'est quand même un point d'entrée qui n'est pas inintéressant.
Je pense qu'il y a un deuxième truc : raconter un temps long. Enfin moi je trouve ça toujours intéressant de remonter en arrière, de raconter comment c'était avant. D'inscrire ça dans une histoire plus vaste que celle de notre petit sujet. En étendant le sujet dans le temps, les gens peuvent comprendre pourquoi c'est intéressant de parler de ce truc, si on le compare à comment on faisait avant. Soit parce qu'on ne le faisait pas, soit parce qu'on le faisait différemment. Donc je pense que mettre en scène l'évolution, mettre en scène la rupture, c'est important.
Et le troisième point, c'est de varier les focales. A l'intérieur d'un même papier, épisode ou émission, pouvoir passer d'un truc très technique à un autre très philosophique, d'un truc très humain à quelque chose de très matériel. C'est rendre grâce à la technologie, cet objet qui est multifocal - et qui n'est compréhensible que si on varie les focales. Et puis c'est plus marrant à fabriquer, un article ou un épisode avec un objet qu'on regarde de différentes manières, avec différents tons. On peut parfois être agacé par cet objet, on peut parfois être admiratif. Ça, c'est aussi un truc qui est important : montrer qu'en fait, ces questions tech, elles provoquent en nous des états qui sont des états contradictoires. L'intelligence artificielle, par exemple, c'est un truc qui nous fait flipper et provoque notre admiration en même temps. Ne restons pas sur un truc univoque, les deux sont pensables en même temps !
Quel est votre regard sur l'IA comme productrice et facilitatrice de désinformation en ligne ?
Le dernier truc qui m'a vraiment fait réfléchir à cette question-là, c'est la discussion que j'avais eue avec Naomi Klein. Elle a dit quelque chose qui m'a semblé très, très juste. C'est-à-dire qu'elle dit « OK, l'IA permet de fabriquer des fake news, du son, des images, etc. On le sait. ».
Et elle dit que le plus problématique, ce n'est pas tant ça que l'état dans lequel ça commence à nous placer : ce qu'on pourrait appeler l'incrédulité par défaut. C'est-à-dire que face à un contenu on se dit d'abord « ah non, ça, c'est produit par l'IA ».
Xavier de la Porte
C'est marrant parce que ça m'est arrivé ce matin. J'allume mon téléphone à 6 heures du matin, je regarde Instagram, et je vois l'image de Charlie Kirk (cet espèce d'influenceur d'extrême droite américain) sur sa tribune en train de parler et d'un coup, un jet de sang, il s'écroule. Le premier réflexe que j'ai, c'est de me dire « les démocrates, ils vont fort ! Fabriquer une image comme ça, c'est quand même hard ». Et donc, qu'est-ce que je fais ? Je vais sur le site du Monde et là, je vois que Charlie Kirk est mort ce matin, assassiné. Donc, ce qui est dingue, c'est que le premier réflexe que j'ai (et je l'ai de plus en plus souvent), c'est de me dire « c'est fabriqué par l'IA ».
N'est-ce pas une bonne nouvelle, puisque ça nous oblige à aller trouver des sources fiables ?
C'est exactement la remarque que j'ai faite à Naomi Klein. Je lui ai dit « mais magnifique ! Le doute, la nécessité de sourcer, etc. ». Elle me répond « ouais... ça, c'est pour ceux qui vont faire le travail ». Mais en fait, globalement, ce dans quoi ça nous plonge, c'est un état où ce qu'on n'a pas envie de voir parce que c'est trop violent, parce que ça va contre ce qu'on pense, etc... eh bien, on pourra l'attribuer à l'IA. On pourra dire « non, c'est faux, c'est créé par l'IA ».
L'IA nous permet de ne pas accepter le réel, voilà. Ou nous met dans un doute face à la production du réel… ça, c'est un état que je trouve, moi, très très nouveau.
Xavier de la Porte
Je ne sais pas quoi en faire. Je n'ai aucune idée de ce que ça peut avoir comme conséquence. Mais je me dis « Ah ouais, là, il y a un truc, quoi ».
Depuis presque 15 ans que vous traitez les sujets du numérique, avez-vous acquis certaines convictions, certaines valeurs ? Par exemple, l'importance de la vie privée en ligne, de la parité dans la tech...
Les deux choses que vous dites sont très importantes. La question de la parité, c'est évident, et la manière dont les femmes ont été éliminées de l'histoire des technologies, c'est un truc qui est absolument fascinant. Je m'aperçois qu'à titre personnel, il y a trop de moments où j'ai fait des séries avec trop de mecs d'affilée, même si j'essaye de trouver des jeunes chercheuses. Mais ça reste encore compliqué à l'intérieur du monde de la tech. On pourrait étendre ça à la question des minorités aussi.
Pour la question de la vie privée, j'ai un énorme problème. Je suis absolument convaincu de sa nécessité, que c'est un enjeu gigantesque, etc. J'essaie de le documenter de plein de manières différentes. Et dans mes pratiques, je suis tellement nul et peu soucieux ! Je sais que cette dialectique ou cette contradiction est celle de beaucoup de gens, mais je suis fasciné par ma propre incapacité à mettre en pratique ce que je pense de manière théorique et politique.
C'est très compliqué de trouver des nouvelles manières d'alerter les gens sur la vidéosurveillance, la vidéo sur l'insécurité, la reconnaissance faciale, etc. C'est hyper dur d'alerter parce que les arguments sont toujours les mêmes et les technologies sont de plus en plus présentes, de plus en plus utilisées.
C'est dingue ce qui se passe, mais en même temps j'ai l'impression qu'on a beau alerter, on a beau documenter, etc., ça ne produit absolument rien ni du côté des pouvoirs publics, ni du côté des entreprises qui vendent ces technos, ni du côté des citoyens. ça, c'est vraiment dramatique.
Xavier de la Porte
S'il y a une chose que j'aimerais porter, c'est l'idée d'être prudent dans la manière dont on parle de la révolution. Ce discours de « ça va tout changer, ça change tout, l'humanité ne sera jamais plus la même, etc. »... en fait, j'aimerais qu'on se dise que notre travail, collectivement (pas simplement celui des journalistes mais des intellectuels, de tous les gens qui un jour se décident à parler des technologies), c'est d'être prudent sur la délimitation des changements. C'est pour ça que l'émission s'appelle Le Code a changé. Parce que dans son titre, elle affirme quelque chose qu'elle passe son temps à interroger : « c'est quoi le changement ? », « quel est le périmètre exact du changement ? », « de quel changement on parle ? », « est-ce que vraiment il y a changement ? », « est-ce que c'est un changement de nature ? », « un changement de degré ? », etc.
Et je pense que si on interroge de manière un peu prudente, méthodique et humaine cette question-là, eh bien, on ferait un grand pas dans notre rapport aux technologies. De tous les côtés : à la fois pour ceux qui les fabriquent et qui doivent se poser des questions, dans les labos par exemple, dans les entreprises, etc.
C'est important [...] de ne pas tomber dans une sorte de discours un peu vague, un peu à la fois très effrayé et très enthousiaste. Je trouve vachement important de garder un peu de puissance critique, de calme. Voilà, ça, ça me semble vraiment essentiel. C'est une conviction que j'ai. Même si le problème, c'est que l'époque n'incite pas la nuance, c'est sûr.
Xavier de la Porte
Références :
- Youtube - Interview avec Xavier de la Porte pour les e-novateurs
- France Inter - Le Code a changé
- France Culture - Place de la Toile
[Photo de couverture : ThisisEngineering]
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