Libres face aux géants de la Tech : le pari de Framasoft
Développer des alternatives aux services proposés "gratuitement" par les géants de la Tech, au prix de nos données personnelles : c'est la mission que s'est donnée l'association Framasoft depuis plus de 20 ans. Entretien avec Frédéric Urbain, membre actif de la structure et fervent défenseur des libertés numériques.

Interview
Frédéric Urbain
Membre de Framasoft, chargé de la stratégie, de la communication et du fonctionnement de l'association.
Depuis 10 ans, vous êtes membre de l'association Framasoft, engagée depuis sa création dans la "dégooglisation" du Web. En quoi cela consiste-t-il ?
La dégooglisation du Web a été un tournant dans la vie de l'association. Elle a commencé par promouvoir le logiciel libre et ses usages, notamment auprès des enseignantes et enseignants.
La prise de conscience relative au pouvoir grandissant des GAFAM (Google, Apple Facebook, Amazon, Microsoft) sur l'Internet mondial s'est faite plus tardivement, au moment où les logiciels qu'on installait dans son ordinateur ont commencé à être remplacés par des services qu'on utilisait en ligne.
Selon vous, pourquoi est-il nécessaire aujourd'hui de s'affranchir des outils proposés par les GAFAM ?
Tout simplement parce qu'on ne contrôle rien ! Nous sommes à la merci du bon vouloir d'entreprises hégémoniques, qui peuvent décider du jour au lendemain de modifier leurs conditions d'utilisation ou de cesser de proposer un service.
Les services soi-disant gratuits des GAFAM se paient au prix fort : ce sont nos données personnelles qui servent de monnaie d'échange. Elles permettent de mieux nous connaître, de nous faire consommer toujours plus, de générer encore plus de profits et de servitude. Domination économique, culturelle, technologique, voire idéologique comme on a pu le voir avec les dérives des médias sociaux de Zuckerberg et Musk.
Pourquoi est-ce si compliqué pour le grand public d'en sortir ?
Pour plein de raisons ! D'abord, c'est facile : les choses sont pré-machées, les applications bien faites, clinquantes, lisses.
Ensuite, c'est « vendu avec » : la plupart des ordinateurs sont livrés avec un système Windows ou Apple, les smartphones avec un système Google ou Apple. Tout est pré-installé, déjà dans la boite, compris dans le prix. Alors que, vous savez quoi ? Ces machines marcheraient parfois mieux avec un autre système, plus léger, plus protecteur, plus fiable. Le passage à Windows 11 va envoyer à la casse 230 millions de PC qui fonctionneraient encore parfaitement si on y installait autre chose.
Même si vous n'achetez pas la machine avec l'application, elle vous est rapidement proposée, et la plupart du temps avec l'apparence du gratuit. Vous avez besoin d'une adresse mail ? Précipitez-vous chez Google ! Votre adresse est créée en quelques minutes, hébergée on ne sait où, contrôlée par on ne sait qui...
De toute façon à la première mise en route d'un ordiphone sur Android, on vous explique que vous ne ferez rien sans un compte Google. Ah, si, il y a un bouton « ignorer » bien caché dans un coin, pour l'alibi. Pour pouvoir vous dire ensuite que ce n'était pas une obligation.
Et puis on vous explique que « tout le monde fait comme ça ». Puisque tous les parents d'élèves, tous vos copropriétaires, tous vos collègues, tous vos amis sont sur des listes WhatsApp, qu'est-ce qu'il vous prend de refuser de vous y inscrire ? Puisque toute la famille communique via Instagram, pourquoi faire sa mauvaise tête et dire que vous n'ouvrirez pas de compte ? Vous voulez vivre dans une grotte ? Allons, soyez raisonnable !
Comme dit l'adage : "Quand tu es tout seul à avoir raison, c'est que tu as tort."
Que met Framasoft en œuvre pour y parvenir ?
Nous faisons de la démonstration. Nous montrons que ça peut fonctionner sans les géants du Web, sans la pub, sans la surveillance.
Pour chaque outil proposé par un GAFAM (et même au-delà, par d'autres), nous avons trouvé comment faire tourner un service équivalent, à base de logiciel libre, géré par des personnes désintéressées dans le respect des utilisateurs·rices. Causer c'est bien, mais ça ne suffit pas : il faut montrer.
Frédéric Urbain
Quand un groupe de personnes a cessé d'utiliser Doodle pour passer à Framadate, nous gagnons un petit peu. Quand les gens discutent sur Mastodon et pas sur Facebook, petite victoire. Quand des vidéastes publient leur contenu sur PeerTube et pas sur YouTube, nous faisons une petite danse de la joie. Quand une association militante organise son fonctionnement avec des outils numériques libres comme ceux que propose Framaspace, c'est encore un pas de plus vers la liberté.
Si l'on se place du point de vue d'un·e internaute français·e, quel est l'intérêt d'adopter les outils créés par Framasoft ?
Framasoft crée peu d'outils. Généralement, nos services sont basés sur des logiciels existants, que nous sommes en droit d'utiliser puisqu'ils sont sous licence libre.
L'intérêt, pour un·e internaute, c'est celui de la découverte : un service qui ne s'arroge aucun droit sur vos données, qui ne vous surveille pas, qui ne vous assomme pas de publicité : vous verrez comme c'est reposant.
Frédéric Urbain
Et si la découverte est concluante, de deux choses l'une :
Soit vous pensez que vous utiliserez ce service souvent, auquel cas il serait intéressant de réfléchir à le faire héberger par une personne de confiance proche de vous, comme un membre du collectif des CHATONS. Ou de l'héberger vous-même, ce que peu de gens savent faire mais qui reste possible, avec des solutions comme Yunohost.
Soit vous l'utiliserez occasionnellement : dans ce cas continuez avec Framasoft, qui vous le fournira pour encore quelques temps.
Si vous deviez conseiller à nos lecteurs·rices 3 outils Framasoft à utiliser dès maintenant, lesquels choisiriez-vous ?
Framapad est un outil magique. Plusieurs personnes qui remplissent ensemble ou en différé le même texte, qui enrichissent et corrigent une production commune, c'est une expérience incomparable.
Peertube est une merveille. Développé par un salarié de Framasoft qui en est à l'origine, ce système d'hébergement de vidéos avec partage de la ressource matérielle m'épate toujours autant : plus il y a de personnes qui regardent, plus il y en a qui peuvent regarder, même avec un serveur de taille modeste. C'est l'antithèse des gros fournisseurs de services, et ça tourne comme une horloge. Même si c'est pour simplement regarder de la vidéo, pas forcément pour en produire, le confort est immense.
Enfin, pour les associations militantes, nous offrons sous le nom de Framaspace la suite NextCloud qui comprend les multiples outils dont elles ont besoin pour travailler. Et quand je dis que nous l'offrons, ce n'est pas une expression en l'air : grâce à nos donateurs et donatrices, le service est absolument gratuit, il suffit de demander un espace. Un acte politique à l'heure où la pestilence brune resurgit et s'insinue partout.
Ce qui me fait penser à un quatrième service à utiliser d'urgence : Framaprout. Parce que nous avons bien besoin de rigoler un peu au milieu de la puanteur ambiante.
Les entreprises devraient-elles pousser leurs salarié·es à utiliser des outils libres ?
Elles le font déjà ! Je connais énormément d'entreprises où c'est VLC qui est utilisé pour regarder des vidéos, où c'est Notepad++ et Git qui servent à coder, où l’icône de PDF SAM est sur le bureau des personnels, dont les serveurs sont sur Debian ou Red Hat Linux, dont l'ERP est un Dolibarr, le site Web un WordPress... en bref, il y a déjà du logiciel libre partout.Les logiciels privateurs se limitent à la bureautique ou à certaines applications professionnelles de niche.
Ce qui freine les entreprises, c'est la conduite du changement (les GAFAM, Microsoft en tête, ont bien travaillé à se rendre indispensables). Déshabituer les collègues, ça a un coût non négligeable... mais pas insurmontable. Qui sera compensé, à terme, par les économies réalisées sur le prix des licences.
Frédéric Urbain
Mais allez faire entendre ça ! Parce que l'autre frein, ce sont les directions. Là encore, les GAFAM ont bien installé leur suprématie. Les personnes qui dirigent les entreprises sont rassurées quand elles se trouvent face à un éditeur qui pourra être blâmé en cas de panne, avec qui elles ont signé un contrat, lequel pourra servir de levier de négociation en cas de problème.
Les entreprises envisagent en permanence le conflit, le bras de fer, l'intimidation. Pas un fonctionnement harmonieux, en bonne intelligence, entre professionnel·les responsables. C'est pour ça que je parle d'hégémonie politique : dans quelle culture est-ce qu'on brandit tout le temps la menace de ses avocat·es, au point d'en faire des séries télé ? Je vous laisse réfléchir là-dessus.
Références :
- Le site de Framasoft
- CHATONS - Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires
- PeerTube - Une alternative aux plateformes de vidéo des GAFAM
- Framapad - Rédigez vos textes en ligne et à plusieurs
- Framaspace - Cloud convivial pour collectifs solidaires
- Framaprout - Proutify, l’extension qui va vous prouter le web
- YunoHost
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