Marlène de Bank : envoyer autant de satellites en orbite pour accéder à Internet n'est pas soutenable
Comment fonctionne un réseau satellitaire ? Quelles sont les conséquences écologiques résultant de l'envoi de satellites en orbite ? Éléments de réponse avec Marlène de Bank, ingénieure de recherche au Shift Project.
Vous avez participé au dernier rapport du Shift Project consacré aux mondes virtuels et réseaux. Pourquoi avoir rejoint cette organisation ?

J’ai travaillé en tant qu’ingénieure aérospatiale sur le programme Ariane 6. Comme on parlait de plus en plus de l’urgence climatique, je me suis demandée si mes activités professionnelles étaient compatibles avec l’environnement. J’ai rejoint le Shift Project et essayé de continuer à creuser cette question : quels sont les enjeux énergétiques et climatiques du secteur spatial ?
Cette année au Shift Project, nous avons travaillé sur deux sujets en parallèle :
- Les mondes virtuels, pour parler de la conception des offres numériques futures (quand on cherche à rester au plus près d'une trajectoire de +2°C en termes de réchauffement climatique).
- Les infrastructures par lesquelles on fait passer ces usages, à savoir les réseaux mobiles et satellites.
Il s’agissait de réfléchir en même temps à ces deux questions : quels seront nos usages du futur ? Et quelles seront les infrastructures en face ?
Quelles infrastructures sont nécessaires au fonctionnement d’un satellite ?
Il faut considérer à la fois :
- les satellites en orbite,
- les lanceurs qui permettent de les envoyer dans l'espace,
- les stations sols,
- les antennes utilisateurs, points de passage entre le réseau Internet au sol et celui en orbite.

Qu’est ce qu’un·e usager·e peut faire grâce aux réseaux satellitaires ?
Admettons que je vive à la campagne, sans avoir à proximité la fibre ou la 4G :
- Pour consulter un site Web, je demande du réseau Internet à la parabole sur mon toit.
- Mon antenne utilisateur envoie un message au satellite.
- Le satellite envoie un signal à une station sol connectée à Internet, et parcourt le Web grâce à la fibre, jusqu’à se connecter au serveur contenant les informations du site Web demandé.
- La station sol émet ensuite un signal jusqu'au satellite en orbite. Celui-ci renvoie l'information reçue vers l'antenne de l'utilisateur·rice terrestre avant qu'elle n'arrive sur son terminal.
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Pour quelles raisons l’augmentation du nombre de satellites envoyés va-t-elle se maintenir dans les prochaines années ?
Avant, on plaçait les satellites en position géostationnaire (à environ 36 000 Km au-dessus de la Terre). Pour couvrir la Terre, il en fallait seulement 3. Aujourd’hui, il y a entre 20 et 30 satellites en orbite géostationnaire pour apporter plus de capacité (c'est-à-dire plus de débit à davantage d’utilisateurs·rices). Le temps d’aller-retour des signaux entre la Terre et ces satellites est de 600 millisecondes.
En les plaçant en orbite basse, on arrive à diminuer ce temps d’aller-retour, qui passe entre 30 et 60 millisecondes. La notion de latence est devenue importante lorsque l’utilisateur·rice joue aux jeux vidéos ou consulte une page Web. Pour avoir un satellite au-dessus de notre tête et donner accès à des communications partout sur la Terre, il faut une centaine de satellites. En 2022, on a envoyé en orbite basse autant de masse pour ce type de communications que pour tout le reste du secteur spatial.

Pourquoi serait-il préjudiciable de répliquer la solution de Starlink dans l'espace ?
Starlink est un fournisseur d'accès à Internet par satellite de la société SpaceX qui s'appuie sur une constellation de satellites comportant des milliers de satellites de télécommunications placés sur une orbite terrestre basse. La constellation est en cours de déploiement depuis 2019 et repose sur environ 4 700 satellites opérationnels mi-décembre 2023. Pour atteindre ses objectifs commerciaux, SpaceX prévoit de disposer vers 2025 de 12 000 satellites, chiffre qui doit être porté à terme à 42 000.
Source : Wikipedia
Un "Internet haut débit dans le monde entier" et une connection dans les endroits les plus inattendus" : c'est la promesse de Starlink.
Les satellites Starlink donnent actuellement accès au réseau Internet à 3 millions d’utilisateurs·rices. On estime que l’envoi et l’entretien des systèmes actuels a émis 1600 kilotonnes de CO2 équivalent par an. Cela équivaut à 2 fois les réseaux fixes et mobiles en France, en termes d’empreinte carbone, pour un nombre de personnes un peu plus petit.
Pour couvrir 30 millions d’utilisateurs·rices, il faudrait multiplier cette empreinte par 10. Pour 3 milliards d’habitant·es, l’empreinte carbone actuelle serait multipliée par 1000, or c'est justement l’objectif de Starlink. Ainsi, donner accès à Internet à tout le monde reviendrait à rajouter l’équivalent de l'empreinte carbone de l’aviation mondiale en plus.
Si un jour Starlink décide de réduire son empreinte carbone, ses équipes pourraient éco-concevoir ses antennes (avec des composants de qualité, en faciliter la réparabilité...). Cette solution pourrait aussi constituer une solution utilisée seulement dans les zones non couvertes. Pourtant, aujourd'hui, le service couvre des zones non rurales dans lequel le réseau mobile et/ou la fibre constituent des alternatives efficaces et moins impactantes.
Comment évaluer l’impact écologique des réseaux satellitaires aujourd’hui ?
On estime qu'entre 2006 et 2015, à l’échelle mondiale, le secteur spatial a rejeté environ 0.01 % des gaz à effet de serre. Toutefois, lorsque les lanceurs entrent en haute atmosphère, ils émettent d’autres particules. En fonction du carburant, cela peut être de la suie (méthane ou kérosène par exemple), ou des particules d'alumines ou de chlorine (propulsion solide par exemple).
Certaines de ces petites particules vont avoir comme pouvoir magique d’absorber les rayons de soleil. Cela a pour effet de réchauffer la stratosphère et créer des différences de rayonnement et de température. Pour essayer de caractériser les effets hors CO2, il n’existe qu'une quinzaine d'études, tandis que l’aviation en compte beaucoup plus. En 2050, il y aura 100 fois plus de lancements de satellites qu’en 2015. Si on multiplie ce nombre par les effets hors CO2, dont on n'a qu'une faible connaissance, les effets sur le climat risquent d’être alarmants.
Le bilan carbone du secteur spatial pourrait-il être plus faible s'il était financé uniquement par les services publics ?
Le secteur spatial est à l’intersection de la commande publique et de l’investissement privé, et en est très gourmand. Les télécommunications, même en orbite géostationnaire depuis les années 80, ont toujours marché avec du privé.
La question est de savoir l’ampleur que ça a en termes de carbone - ce qui n’est pas mécaniquement relié à la partie privée. Aujourd'hui, la première constellation (Starlink) à avoir colonisé cette orbite avec ses satellites est également celle qui a la plus grande empreinte carbone. Cela aurait pu être une constellation chinoise. Les consortiums d’acteurs industriels en Chine sont reliés à l’Etat, mais l’empreinte carbone aurait été la même.
Le secteur aérospatial ne propose pas de trajectoire de décarbonation. Avant de démultiplier nos lancements, il serait mieux de connaître leurs conséquences écologiques... par principe de précaution.
Références :
- Shift Project - Mondes virtuels &; réseaux face à la double contrainte carbone
- Starlink - Technologie satellite
[Photo de couverture : SpaceX]
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