Microtasking : le prix humain de l’intelligence artificielle

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Sandrine CharpentierSandrine Charpentier

14 min

Microtasking : le prix humain de l’intelligence artificielle

Loin des imaginaires d’une intelligence artificielle autonome, le travail manuel répétitif est un véritable carburant de cette technologie.

Si l’IA fascine par ses prouesses, un travail humain trop souvent invisibilisé se cache derrière chaque réponse générée ou chaque image produite. Partout dans le monde, des centaines de millions de travailleurs·ses du clic accomplissent dans l’ombre des micro-tâches répétitives et peu rémunérées pour perfectionner les intelligences artificielles que nous utilisons au quotidien.

Micro-travail, ouvrier·es du clic, crowdworking, digital labor, microtasking : autant de termes qui définissent cette nouvelle catégorie de travailleurs·ses peu connue, mais loin d’être anecdotique. Ils·elles étaient 213 millions en 2019, selon l’OIT (Organisation Internationale du Travail). En France, ils·elles seraient environ 220 000. Ces invisibles du web sont les grand·es sacrifié·es d’une révolution technologique qui prétend s’affranchir du facteur humain.

Les clic workers sont rémunéré·es pour des micro-tâches essentielles au fonctionnement de l’IA : filtrer des vidéos, classer des images, transcrire de l’audio, annoter et étiqueter des données. Cette main-d’œuvre intervient souvent après un premier traitement automatisé pour corriger, affiner et structurer les données brutes. Ce travail essentiel comprend par exemple le fait de lire et trier des textes violents qui serviront ensuite à apprendre l'auto-censure à ChatGPT. En effet, l'outil ne doit pas s'aventurer sur des terrains glissants, enseigner des gestes illégaux, mal accompagner des interlocuteurs·rices en détresse psychologique, etc.

Derrière leur écran, ces travailleurs·ses du clic enchaînent des micro-tâches d'une durée comprise entre 10 secondes et 15 minutes, sur ordinateur ou smartphone. En échange, ils·elles perçoivent quelques centimes, parfois quelques euros. Une infinité de petits gestes qui, mis bout à bout, permet d’entraîner et d’améliorer les intelligences artificielles que nous utilisons au quotidien.

Source : DipLab - Le Micro-Travail en France : Derrière l'automatisation, de nouvelles précarités au travail ?

Travailleurs·ses du clic : un "prolétariat numérique" mondialisé

L'économie des micro-tâches et des petits boulots, la "gig economy" (paiement à la tâche) a le vent en poupe avec l'essor du Web et de l'IA. Les travailleurs·ses du clic sont majoritairement issu·es de pays où la main-d’œuvre est bon marché : Kenya, Madagascar, Malaisie, Philippines… dans ces régions, des milliers de personnes réalisent chaque jour des tâches répétitives pour des plateformes d’intelligence artificielle, souvent sous-payées et sans protection sociale. Un phénomène qui a conduit certain·es chercheurs·ses, comme Anne Alombert (maîtresse de conférences en philosophie contemporaine), à parler de "prolétariat numérique" ou encore de "cyber-prolétariat" : des termes illustrant la précarité de ces emplois.

Derrière l’image lisse de la Silicon Valley, une nouvelle fracture numérique se dessine entre le Nord et le Sud. Aux États-Unis, en Europe ou en Asie, des travailleurs·ses indépendant·es effectuent ces tâches depuis leur domicile, tandis que dans certains pays en développement, on observe l’émergence de véritables "fermes du clic", où des employé·es s'entassent dans des cybercafés pour accomplir ces micro-tâches sous une forte pression de leur direction.

Ce phénomène s’étend aussi à d’autres formes de travail numérique précaire, comme celui des modérateurs·rices de contenu, souvent exposé·es à des images choquantes et opérant dans l’ombre pour maintenir les règles déontologiques des plateformes. Parallèlement, en Chine, des "fermes de joueurs·ses professionnel·les" se sont développées. Des salarié·es passent leurs journées à accumuler des ressources ou à monter des personnages dans des jeux vidéo, avant de revendre ces comptes ou objets virtuels à des joueurs·ses occidentaux·ales. Cela illustre une autre facette de cette économie numérique mondialisée et inégalitaire.

Les conditions de travail de ces digital workers sont souvent difficiles : journées de près de 10 heures, rémunérations très faibles comparées au coût du travail dans les pays occidentaux (environ 300 dollars par mois au Kenya) et contrôle strict de la productivité. Toute tentative d’organisation syndicale est réprimée. Récemment, un groupe de modérateurs·rices de contenu pour le réseau social Facebook a tenté de s’organiser au Kenya, avant d'être licencié en bloc. Pour contourner les contestations, certaines entreprises délocalisent ces tâches dans d’autres pays : selon l'entreprise d'intérêt communautaire Foxglove, Meta a ainsi transféré son travail de modération du Kenya au Ghana.

Face à ces réalités, une question s’impose : peut-on encore parler d’intelligence artificielle lorsque cette technologie repose sur ce qu’on pourrait qualifier d’exploitation humaine ? L’invisibilisation de ce travail, pourtant fondamental, par les géants de la tech pose une question réelle d’éthique. Comme le souligne un travailleur kényan rencontré par l’artiste et cinéaste Quentin Sombsthay : « Il n’y a pas d’intelligence artificielle, seulement l’intelligence africaine »

Enfin, outre le travail rémunéré, il existe une forme gratuite de travail du clic. Les utilisateurs·rices de réseaux sociaux, qui identifient des personnes sur des photos ou réalisent des captchas (mesure de sécurité de type authentification par question-réponse), contribuent à l’entraînement des algorithmes. Antonio Casilli, enseignant chercheur à Telecom Paris et co-auteur du rapport européen de 2024 sur les travailleurs·ses du clic, qualifie cette contribution de non rémunérée car elle produit des données essentielles aux mêmes tâches que celles effectuées par les travailleurs·ses du clic payé·es.

Le coût humain et psychologique de l’IA

L’une des facettes les plus sombres du travail du clic concerne les conséquences psychologiques désastreuses que subissent les personnes exécutant certaines tâches. Citons par exemple le tri de contenus violents (meurtres, viols, accidents) que certain·es modérateurs·rices doivent réaliser sans soutien psychologique adéquat. L’absence de vie sociale, la difficulté à parler de ce qu’ils·elles vivent, les cauchemars, l’insomnie et les pensées intrusives sont des séquelles fréquentes constatées chez ces travailleurs invisibles.

Or les entreprises qui externalisent ou confient ces missions ont une responsabilité directe vis-à-vis de la santé mentale de leurs salarié·es ou prestataires. Elles sont tenues, légalement et éthiquement, de leur fournir un encadrement adapté, incluant un accompagnement psychologique régulier et des conditions de travail décentes. Pourtant, dans bien des cas, ce soutien reste symbolique voire totalement inexistant, accentuant la précarité psychique de ces travailleurs·ses déjà marginalisé·es.

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Quelle régulation pour améliorer les conditions de travail de ces invisibles du Web ?

La régulation de ce secteur est un enjeu crucial. L’AI Act (règlement européen sur l’IA entré en vigueur en juillet 2024), bien qu’ambitieux, ne prend pas en compte le rôle des travailleurs·ses du clic. Les régulateurs·rices peinent encore à intégrer la dimension humaine dans la conception de l’IA, la considérant principalement sous l’angle des paramètres et des données abstraites.

Cependant, d’autres régulations peuvent prendre le relais législatif. La directive européenne sur le travail des plateformes vise à requalifier les travailleurs·ses indépendant·es comme des employé·es, leur offrant ainsi une meilleure protection sociale. De même, les directives européennes sur le devoir de vigilance des entreprises pourraient obliger les grandes entreprises technologiques à s’assurer du respect des droits du travail tout au long de leur chaîne de production, y compris chez leurs sous-traitants à l’étranger.

Face à ces enjeux sociaux, des initiatives tentent d’améliorer les conditions de travail des travailleurs·ses du clic. Des outils d’évaluation des commanditaires et des plateformes (comme Turkopticon et FairCrowdWork) visent à apporter plus de transparence et de contrôle aux travailleurs·ses. Des codes de conduite et des critères de travail décent ont été élaborés par des organisations comme l’OIT. Sur le plan juridique, des requalifications de contrats ont eu lieu, reconnaissant certain·es travailleurs·ses de plateformes comme salarié·es.

Comment l’Europe s’empare-t-elle de ce ce sujet ?

Le 22 février 2024, un panel de travailleurs·ses spécialisé·es dans les microtâches numériques, réuni par l’initiative EnCOre (European Microworkers Communication and Outreach), a exprimé ses revendications lors du Quatrième Forum Transnational sur les Alternatives à l’Ubérisation, tenu au Parlement européen. Une démarche faisant suite à l'étude EnCOre, visant à examiner la situation des travailleurs·ses du micro-travail en Europe, une catégorie souvent oubliée parmi les travailleurs·ses des plateformes numériques.

L’étude révèle une forte proportion de jeunes diplômé·es parmi les microworkers, avec une participation significative des personnes issues de l'immigration. Beaucoup exercent cette activité faute d’alternatives, souvent en complément d’un emploi précaire. Les revenus restent très bas, avec des cas fréquents de rémunérations arbitrairement retenues. Par exemple, un participant ayant migré d’Afrique en Écosse pour étudier rapporte que sur plusieurs plateformes, des paiements ont été retenus en raison d’allégations de mauvaise exécution des tâches, sans qu’il soit possible de contester cette décision.

Malgré leur importance dans l’économie numérique, ces travailleurs·ses restent marginalisé·es et insuffisamment protégés. L’étude souligne la nécessité d’une reconnaissance légale et de mesures pour améliorer leurs conditions de travail.

En Europe, le sociologue Antonio Casilli souligne une évolution des forces en présence. Historiquement féminisée (ex : tâches de type questionnaire, étude marketing, sondage d'opinion ou modération de contenus et de données sensibles), la masse des travailleurs·ses des données est désormais à 58 % masculine en Europe. Elle reste jeune (75 % ont moins de 35 ans), plutôt présente dans les pays d’Europe du Sud (Portugal, Italie, Espagne) et en Allemagne.

L’étude n’a pas spécifiquement visé les populations migrantes, précise Milagros Miceli, co-auteur du rapport EnCOre, mais les sociologues n’ont pas tardé à les rencontrer : « Certains étaient migrants de première génération, d’autres des enfants d’immigrants. La plupart dépendent de ces emplois pour garder leur visa et rester dans le pays qui les emploie, ce qui les empêche de se plaindre de leurs conditions de travail. ».

Sur l'échantillon de travailleurs·ses interrogé·es à travers l’Europe, 67 % possèdent des diplômes équivalents à la licence, voire plus. Nombreuses sont les personnes qui se retrouvent dans l’industrie de l’annotation de données d’IA par défaut, faute de trouver un emploi mieux adapté à leur formation.

C'est probablement le plus grand gâchis de capital humain de l'histoire de l'humanité.

Antonio Casilli

Ces travailleurs·ses du clic incarnent une réalité invisible mais essentielle du développement de l’intelligence artificielle. Sans elles·eux, pas d’IA. Pourtant, ils·elles restent précaires, exploité·es et privé·es de reconnaissance sociale ou juridique. L’illusion d’une IA autonome repose sur leur travail, souvent mal rémunéré et psychologiquement éprouvant. Réguler ce secteur, imposer des conditions de travail dignes et reconnaître leur contribution sont des impératifs pour progresser vers un numérique plus éthique. La prochaine fois que vous utilisez une IA, posez-vous cette question : à quel prix social, sociétal et environnemental fonctionne-t-elle réellement ?

Références :

[Photo de couverture : Getty Images]

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