Le numérique, une arme de dissuasion géopolitique entre les mains du gouvernement américain
Depuis quelques mois, les Etats-Unis menacent de relèvement des droits de douane quiconque voudrait réguler le numérique, et mettre à mal leur puissance dans ce domaine. Voici comment celui-ci, sous la coupe des big tech d’outre-Atlantique, se transforme en outil de pression de la part de Washington.
Par Jonathan Baudoin
20 novembre 2025

« Face à nous, nous avons le plus gros appareil de soft power que les États-Unis aient jamais créé. Bien plus puissant qu’Hollywood ! » Ces propos de Fabrice Epelboin, expert des médias sociaux, résument bien la place prise par les géants états-uniens du numérique au quotidien et du rôle géopolitique qu’ils peuvent jouer, comme Facebook et ses 3 milliards d'utilisateurs·rices mensuel·les dans le monde.
D'autant plus que des affairistes de ce secteur comme Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos ou Tim Cook ont grandement soutenu Donald Trump avant sa réélection. En échange, le président a fait en sorte de servir leurs intérêts, à savoir maximiser leurs profits en récompense de leur soutien. Notamment en termes de capacité d’innovation, et de protection de la prédominance états-unienne dans le secteur de la Tech.
Une Europe désarçonnée
Les pays de l’Union européenne se retrouvent dans le collimateur de la Maison-Blanche et de la Silicon Valley, en raison des réglementations européennes sur la modération de contenus sur les réseaux sociaux. Notamment le DSA (Digital Services Act) : cette réglementation européenne encadrant la diffusion de contenus en ligne suscite l’ire de Musk et Zuckerberg, propriétaires respectifs de X et de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp).
Ces patrons la considèrent comme une entrave à la liberté d’expression, telle que revendiquée via le Premier amendement de la Constitution des États-Unis. Selon l’ONG européenne Liberties (impliquée dans la défense des droits humains et des libertés civiles), ils peuvent pourtant limiter à leur guise l’expression de courants critiques - via des pratiques comme le shadow banning - et ainsi étouffer la liberté d’expression qu’ils prétendent défendre. Par exemple, des cas de contenus pro-palestiniens censurés par Meta ont été recensés par Amnesty international ou Human Rights Watch fin 2023.

L’accord commercial conclu fin juillet 2025 entre l’Union européenne et les États-Unis ne règle pas les contentieux sur le numérique entre les deux parties. Face au flou entourant ce sujet, certain⸱es élu⸱es européen⸱nes craignent que cela renforce la politique états-unienne de protectionnisme de ses géants du numérique, désireuse de tordre le bras aux dispositifs européens sur ce sujet.
Un outil politique
Au-delà de l’exemple européen, les États-Unis sous Trump font du numérique leur arme de dissuasion massive pour défendre leur politique néo-mercantiliste : un nouveau protectionnisme, axé notamment sur l'industrie du numérique. Le locataire de la Maison-Blanche n'hésite pas à opèrer un chantage sur ses homologues : il suffit de lire certains de ses posts publiés fin août sur le réseau social Truth (dont il est le propriétaire) pour s’en rendre compte.

J’avertis tous les pays appliquant des taxes, des lois, des règles ou des réglementations numériques : à moins que ces mesures discriminatoires ne soient supprimées, j’imposerai, en tant que président des États-Unis, des droits de douane supplémentaires substantiels sur leurs exportations vers les États-Unis et instaurerai des restrictions à l’exportation sur nos technologies et puces électroniques hautement protégées.
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1:25 PM · Aug 26, 2025
L'intimidation s’avère payante : face à la menace d’augmentation des droits de douane états-uniens, le Canada et l’Inde ont renoncé à leurs projets de taxe sur le numérique. Et la France pourrait se retrouver dans une situation similaire. Dans le cadre des débats sur le Projet de loi de finances pour 2026, les député⸱es ont voté un amendement visant à doubler la taxe sur les services numériques.
Ce n’est pas seulement dans le domaine des échanges commerciaux que le numérique devient, outre-Atlantique, un outil politique de la logique trumpiste "America first". Il pèse également sur l’immigration : la Maison-Blanche a décidé, le 19 septembre, que les travailleurs⸱ses étranger⸱es devront désormais payer 100 000 dollars pour obtenir leur visa de travail H-1B. Ce permis concernant les travailleurs⸱ses qualifié⸱es, notamment des scientifiques, des ingénieur⸱es, des programmateurs⸱rices informatiques, est largement utilisé par les géants du numérique. Notamment pour attirer des travailleurs⸱ses en provenance d’Inde, principal utilisateur de ce visa.
L'idée générale, c'est que ces grandes entreprises de la tech ou d'autres secteurs ne formeront plus de travailleurs étrangers.
Howard Lutnick, ministre états-unien du Commerce
Favoriser l’extrême-droite partout
Enfin, l’instrumentalisation politique du numérique sous le second mandat de Trump à la Maison-Blanche permet à ce dernier d’appliquer sa doctrine en matière de politique extérieure, qualifiée par certain⸱es analystes d'"enshittification" ("merdification").
Cela se traduit, sur les réseaux sociaux sous contrôle des géants états-uniens du numérique, par un favoritisme vis-à-vis de l’extrême-droite européenne. Ainsi, Elon Musk ne s'est pas privé d'afficher clairement sur X son soutien pour le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne) lors des élections fédérales allemandes de février 2025. Plus largement, les algorithmes des plateformes mettent en avant des thématiques chères à ce camp politique - immigration, insécurité, déclinisme.
Les attaques contre les réglementations européennes sur le numérique relaient d'ailleurs les propos de personnalités d’extrême-droite, condamnant des entraves à la liberté d’expression. Ce qui met, outre-Atlantique, le Parti républicain en position de force pour défendre sa vision de la liberté d’expression - ici mise au service des intérêts capitalistiques de la Maison-Blanche et de la Silicon Valley. Une stratégie qui porte ses fruits, au vu de la multiplication des votes en faveur de l’extrême-droite dans les pays européens ces dernières années.
Il est donc urgent pour les pays européens, en plus de défendre leur modèle de démocratie, d'instaurer une véritable autonomie numérique vis-à-vis de l’oncle Sam. Un chantier qui risque toutefois de prendre des années.
Références :
QG
Fabrice Epelboin : « Twitter files : la France est l’un des pays qui censure le plus au monde les réseaux sociaux »Blog du modérateur
Chiffres Facebook 2025Vie publique
Le règlement européen sur les services numériques (DSA) vise une responsabilisation des plateformesCourrier international
Réglementation. Ce que la Big Tech attend de la présidence TrumpLes Échos
« Une vraie partie de poker » : la Big Tech américaine à l'assaut de la réglementation européenneLa vie des idées
La liberté d’expression selon la TechLiberties
Comment la "Big Tech" étouffe la liberté d’expressionAmnesty International
Israël/Gaza : les réseaux sociaux entre censure des voix palestiniennes et démultiplicateur de haineHuman Rights Watch
Meta : censure systémique de contenus pro-palestiniensPolitico
Flou, l’accord commercial permet aux Etats-Unis de s’en prendre à nouveau aux règles de l’UE sur le numériqueLe Monde
Donald Trump menace de représailles les pays qui taxent la Big TechLCP
GAFAM : les députés votent pour multiplier par deux la taxe qui vise les géants du numériqueLe Point
Donald Trump impose aux travailleurs étrangers de la tech de payer 100 000 dollars pour leur visaLe Grand Continent
"Enshittification" : la nouvelle doctrine de l’Empire américainLe Figaro
« Les gens doivent réellement se ranger derrière l’AfD » : Elon Musk réitère son soutien au parti allemand d'extrême droite