Quelle place pour l'IA dans l'arbitrage des compétitions sportives ?

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Julie-Sophie LEMOINEJulie-Sophie LEMOINE

9 min

Quelle place pour l'IA dans l'arbitrage des compétitions sportives ?

Été 2024 : l’attention du monde entier est tournée vers Paris, où se déroulent des compétitions de haut vol dans le cadre des Jeux Olympiques et Paralympiques. L’arbitrage y tient un rôle majeur puisque ses décisions impactent l’issue des différents tournois sportifs. Focus sur la place de l'intelligence artificielle dans cette discipline.

D'un point de vue historique, l'arbitrage a toujours été soumis à la potentialité de l'erreur humaine, suscitant parfois de vives réactions du public et pouvant influencer le cours d'une compétition. Dans ce cadre, la question de l'intégration des nouvelles technologies - et notamment de l'intelligence artificielle - s'impose. Pourrait-t-il s'agir d'un outil permettant de révolutionner la manière dont l'arbitrage est mené lors des événements sportifs ?

L'intelligence artificielle (IA) apparaît en effet comme un outil efficace dans le traitement massif de données d'analyse de situations complexes. Qu'il s'agisse de déterminer si un ballon a franchi la ligne de but, détecter des comportements inhabituels susceptibles de signaler une faute ou fournir des évaluations précises des performances athlétiques, l'IA redéfinit les standards de précision et d'objectivité.

La technologie Hawk-Eye, vous connaissez ?

Introduite au tout début du 21ème siècle, elle a révolutionné l'arbitrage sportif des disciplines comme le basketball, le football ou le cricket. Cette technologie vise à suivre et visualiser la trajectoire d'une balle ou d'un objet en mouvement. Comment ? Au moyen d'un réseau de caméras haute vitesse placées autour du terrain, pour multiplier les angles de captation des mouvements. Les images sont ensuite analysées par un logiciel qui reconstitue la trajectoire en 3D, permettant de déterminer si la balle a touché une ligne ou franchi une limite.

Le Hawk-Eye ("oeil de faucon") a été officiellement utilisé pour la première fois dans un tournoi du Grand Chelem de tennis (l'US Open), permettant aux joueurs·ses de contester les décisions des arbitres et de demander une révision vidéo.

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La technologie Goal Line

En 2012, la technologie de la ligne de but (goal line technology), fait son apparition dans le domaine du football. Elle sera officiellement utilisée pour la première fois dans le cadre de la Coupe du Monde au Brésil en 2014. Comme son nom l'indique, ce système est utilisé pour déterminer si le ballon a franchi ou non la ligne du but. Des caméras grande vitesse, ultra-performantes, sont placées tout autour du terrain afin d'identifier de manière exacte si un but a été marqué. Le ballon est également équipé de nombreux capteurs électriques de manière à percevoir s'il franchi la ligne. Autant de données transmises en temps réel à l'arbitre, de manière à appuyer sa décision.

Des évolutions significatives marquées par l’apparition du Video Assistant Referee (VAR)

L'année 2018 a marqué un véritable tournant dans l’adoption d'une intelligence artificielle encore plus développée dans le milieu sportif. L'introduction du VAR (Video Assistant Referee, en français ‘‘arbitre assistant vidéo’’) dans le football, propulsé par la mise en place de nouvelles Lois du Jeu, représente une utilisation plus avancée des technologies d'IA pour assister les arbitres en temps réel.

Les Lois du Jeu sont régies par l'IFAB (International Football Association Board), instance chargée d'établir et de faire évoluer les règles du football : celles-ci régissent la pratique du football à l'échelle internationale.

Mais le VAR, de quoi s’agit-t-il exactement ?

Le Video Assistant Referee vise principalement à aider l'arbitre à prendre une décision au moyen du visionnage des images du match. Sa mise en place suit des mesures protocolaires bien précises et s’utilise seulement en cas « d'erreurs manifestes » ou « d'incidents graves » sur lesquels l'arbitre ne parviendrait pas à statuer seul·e., comme le spécifie le site officiel de l'IFAB.

L'arbitre assistant vidéo analyse et vérifie alors automatiquement les images lors de chaque décision relative à un but, penalty ou carton rouge direct (avéré ou potentiel) suscitant un débat. Cette technologie utilise différents angles et différentes vitesses de diffusion (réelle ou ralentie) pour étudier avec précision la situation. Outil clé dans l'aide à l'arbitrage, ce n’est en revanche pas l'arbitre virtuel qui est chargé de prendre la décision finale, mais bien l'arbitre humain·e.

Le rôle des algorithmes

Pour gagner en efficacité et en précision, les algorithmes d'intelligence artificielle sont rigoureusement entraînés en apprenant à reconnaître, au moyen de l'analyse d'un grand nombre d'images et de vidéos, des actions spécifiques relatives au jeu : le fait de marquer un but, faire une faute, réaliser une sortie de balle, etc. Toutes ces données permettent ensuite à l'IA de prédire des événements sur la base de schémas établis à partir du passé. On parle d'ailleurs de machine learning, autrement dit d'apprentissage automatique par les technologies d'intelligence artificielle.

Comment cela se traduit-il, concrètement ?

Prenons l'exemple de la gymnastique. L'intelligence artificielle est utilisée sous forme de capteurs 3D capables de détecter avec précision les performances des gymnastes. Ces capteurs peuvent ensuite fournir davantage de détails sur les mouvements de l’athlète, tels que la hauteur de ses sauts, l'angle et l'inclinaison de ses jambes, les rotations, etc. Ceci, grâce à de puissants systèmes de reconnaissance de mouvements.

Le système compare ensuite, au moyen d'algorithmes d'apprentissage automatique, les informations recueillies aux standards de la discipline imposés par les comités internationaux, afin de produire des scores sur la performance en toute impartialité. Un système qui fut d'ailleurs adopté au cours des Jeux Olympiques de Tokyo 2020 / 2021.

Les avantages apportés par l'IA dans l’arbitrage sportif

  • Les systèmes d'IA disposent d’une capacité d'analyse très puissante, pouvant surpasser l'œil humain et les détails qu'il pourrait potentiellement manquer. Par exemple, dans un sprint où la différence entre le·la vainqueur·e et le·la second·e est de quelques millisecondes, un système d'IA peut analyser les données vidéo image par image et rendre un jugement extrêmement précis. Au final, l'analyse vidéo atteint une exactitude, un niveau de rapidité, de fiabilité et de précision difficilement égalable par l'Homme. Offrant alors une assistance précieuse aux arbitres humain·es, qui peuvent se concentrer davantage sur des aspects plus stratégiques du jeu.

Lors de la précédente Coupe du monde de rugby, plus précisément d'un match opposant la France à l'Afrique du Sud en octobre dernier, une intelligence artificielle spécialisée a mis en avant les nombreuses erreurs commises par Ben O’Keeffe, arbitre du match. L'intervention de l'intelligence artificielle a fait suite aux différentes contestations émises à la suite de la défaite de l’équipe des Bleus en quarts de finale, à seulement un point d’écart avec l’équipe adverse. Une analyse menée par l'outil d'IA a livré un constat sans appel. Pas moins d’une dizaine d’erreurs au total, dont 8 en défaveur de la France, ont pu être détectées. Trois décisions auraient été, quant à elles, très favorables à l'équipe Sud-Américaine.

  • L'intelligence artificielle constitue aussi un outil permettant d'atteindre une certaine équité (tous·tes les athlètes sont jugé·es sur la base des mêmes standards). En effet, la machine s'assure d'appliquer des critères d'évaluation identiques à chaque situation similaire, réduisant ainsi les variations subjectives et émotionnelles qui peuvent exister dans l'arbitrage humain et influencer les décisions.

L'intelligence artificielle, c'est aussi :

Une source de nouvelles façons de penser le jeu dans les prochaines années.

Source : Aldo Comi, directeur général de Soccerment - l'un des principaux fournisseurs mondiaux de données analytiques sur le football - dans un entretien pour la RTBF en septembre 2023.
  • Il s'agit, par ailleurs, d'un excellent outil de prédiction de l'issue potentielle d'un match : la machine se sert des données collectées pendant les premières minutes, puis les analyse pour prédire les cinq prochaines minutes de la partie.

Les limites tangibles de son usage

En revanche, l'intelligence artificielle et ses capacités d'arbitrage ne pourront jamais, pour différentes raisons que nous allons tenter d'explorer, remplacer entièrement l'arbitrage humain.

  • L'intelligence artificielle n'est pas infaillible ! Les machines peuvent, tout comme les humain·es, commettre des erreurs et présenter des dysfonctionnements : bugs logiciels, problèmes de capteurs, etc. Des conséquences pouvant potentiellement affecter le bon déroulement des compétitions sportives. L'incapacité de l'IA à fonctionner correctement dans des conditions extrêmes et/ou imprévues pourrait également limiter son efficacité. Par exemple, une pluie importante qui viendrait perturber le bon fonctionnement des capteurs de détection de mouvements.

  • Outre les limites purement techniques des systèmes technologiques, les intelligences artificielles risquent d'impacter les arbitres humain·es de manière directe et significative, menaçant de créer une dépendance excessive à la technologie. Le risque étant que les arbitres humain·es en viennent à trop se reposer sur les systèmes d'IA pour prendre des décisions. Ce qui pourrait finalement diminuer leur capacité à juger et réagir efficacement lorsqu'ils·elles ne peuvent pas utiliser ces technologies. Causant à terme une dégradation significative des compétences humaines en arbitrage, rendant plus difficile le développement et le maintien d'une expertise humaine de haut niveau.

  • Côté public, l'expérience s'annonce en demi-teinte. L'intégration de l'IA dans l’arbitrage peut impacter et altérer l’expérience sportive des spectateurs·rices, en plus de celle des athlètes. Par exemple les interruptions de partie pour vérifier les décisions avec le VAR (Video Assistant Referee) peuvent ralentir le rythme du jeu : de quoi frustrer parfois les spectateurs·rices, et casser la dynamique naturelle d'un match.

  • L'absence de contact humain direct dans la prise de décision peut aussi être perçue comme déshumanisante, enlevant une part de l'authenticité et de l'émotion du sport. A ce titre les IA sont dépourvues de sensibilité artistique, ce qui fait pourtant la singularité d’une chorégraphie de gymnastique par exemple. D'où la nécessité de privilégier l'arbitrage humain dans certaines disciplines.

  • L'un des autres défis majeurs constitue le maintien de résultats intègres et partiaux. En effet, les biais et controverses intrinsèques aux données utilisées pour entraîner les algorithmes d'intelligence artificielle peuvent compromettre l'objectivité des décisions prises par ces systèmes. A la clé : des résultats discriminatoires ou injustes.

  • Pour finir, un aspect non négligeable : le coût et l'accessibilité des systèmes d'IA pour l'arbitrage sportif représentent potentiellement des obstacles pour les organisations sportives. En particulier dans les pays où les ligues fonctionnent avec des ressources limitées. Les coûts incluent non seulement l'achat et l'installation de l'équipement, mais aussi sa maintenance, les mises à jour logicielles, et la formation nécessaire pour les utilisateurs·rices. Cette disparité dans l'accès à la technologie pourrait créer des inégalités entre les différents niveaux de compétition, certaines ligues ou régions bénéficiant de décisions plus précises que d'autres.

Et les Jeux Olympiques et Paralympiques 2024 dans tout ça ?

Dans le cadre des JOP de Paris 2024, le gouvernement français a investi 20 millions d'euros dans un programme de recherche destiné à la réussite sportive. Celui-ci est construit sur la base de 9 défis, et l'un d'eux s’intitule la big data et l'intelligence artificielle au service de la performance.

Concrètement, dans le cadre de l'usage de l'IA pour l'arbitrage sportif au cours de cette nouvelle édition des Jeux Olympiques et Paralympiques, il s'agit d'un outil visant à :

Fournir des informations supplémentaires permettant une notation plus juste, ainsi qu’une analyse en temps réel pour éclairer les juges sur [les] performance[s]

Source : Agenda Olympique pour l’IA 2024.

Finalement, l'intégration de systèmes d'intelligence artificielle dans l'arbitrage sportif demeure discutable, même s'il pourrait se révéler bénéfique dans la mesure où son usage est correctement régulé au moyen de normes strictes.

L'enjeu est en effet que l'IA ne devienne pas l'unique outil permettant d'arbitrer les disciplines sportives, mais qu'il s'agisse d'une technologie complémentant l'intervention humaine au lieu de s'y substituer. L'objectif : des prises de décision plus justes et une meilleure évaluation des performances sportives durant les compétitions de grande ampleur, comme les Jeux Olympiques et Paralympiques.

En d'autres termes, le défi consistera à trouver le bon équilibre entre utilisation de la technologie et le maintien de l'éthique et de l'authenticité du sport. Cela passe notamment par le développement de directives concernant l'équité, le caractère privé des données et la transparence de l'usage de l’IA afin de maintenir une certaine confiance dans l'utilisation qui en est faite. Une transition qui passe aussi par la formation et la sensibilisation des différentes parties prenantes (athlètes, entraîneurs·ses, organisations sportives, etc.).

Références :

[Photo de couverture : Diego Parodi]

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