Préserver la démocratie dans un environnement numérique : le casse-tête du Parlement Européen

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Jérémy PASTOURETJérémy PASTOURET

10 min

Préserver la démocratie dans un environnement numérique : le casse-tête du Parlement Européen

Numérique, (dés)information et démocratie : 3 enjeux préoccupant l'Union Européenne, qui organise des commissions spéciales pour tenter d'y voir plus clair. Mi-mars, la rédaction des e-novateurs a assisté à l'une d'entre elles, et constaté les dissensions entre les participant·es sur ces sujets complexes.

Parlement Européen - Bruxelles

Réunion entre deux commissions européennes

  • Libertés civiles, justice et affaires intérieures
  • Commission spéciale - Bouclier européen de la démocratie
Sujet :

Défis posés par l'IA, les médias sociaux et les plateformes numériques pour la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux.

Comment débattre efficacement, en deux heures seulement, sur des enjeux aussi cruciaux et sensibles pour nos démocraties modernes ? C'est ce que les membres de cette commission se sont efforcé·es de faire, en dépit d'une atmosphère de plus en plus tendue au fil des prises de parole.

Signe que le sujet mobilise, la salle est pleine : les député·es sont au rendez-vous, et les spectateurs·rices trop nombreux·ses pour l'occasion - certain·es sont obligé·es de s'asseoir par terre.

Les citations sont actuellement traduites en français.

Entrant d'emblée dans le vif du sujet, le débat a été introduit par les propos suivants :

Des acteurs étrangers tentent d'influencer les élections, de polariser l'opinion publique et de manipuler les populations. C'est pourquoi ces menaces doivent être combattues, et nous devons veiller à ce que nos institutions et nos citoyens deviennent résilients face à de telles tactiques. Les plateformes de réseaux sociaux sont un moteur majeur de cette désinformation ou de ces contenus manipulatoires qui se propagent de plus en plus rapidement.

Javier Zarzalejos, député européen espagnol (Groupe du Parti populaire européen)

Sophie Wilmès, députée européenne belge (Groupe Renew Europe) a ensuite tenu à rappeler le jeu d'équilibriste auquel l'Europe est contrainte de se prêter :

D'une part, nous devons promouvoir l'innovation, mais nous devons également veiller à ce que la technologie serve les intérêts de la démocratie et que nous ne l'affaiblissons pas.

Sophie Wilmès

Puis la commission a donné la parole à différent·es expert·es, chargé·es d'éclairer les membres sur la situation et d'aborder des sous-thématiques au débats.

« l'IA pour le peuple et pour la planète »

AlgorithmWatch est une ONG à but non lucratif basée à Berlin et Zurich. Cette organisation s'engage en faveur "d'un monde où les algorithmes et l'intelligence artificielle (IA) ne fragilisent pas la justice, les droits humains, la démocratie et la durabilité, mais les renforcent".

Matthias Spielkamp, fondateur et président d'AlgorithmWatch, a pris la parole pour déclarer que l'AI Act est une avancée majeure, qui présente toutefois plusieurs lacunes.

  • Son focus sur l’harmonisation du marché complique l’intégration des droits humains, notamment en raison d’une exemption pour la sécurité nationale qui pourrait favoriser la surveillance de masse.
  • Des protections insuffisantes sont aussi relevées dans les domaines de la police, de la migration et de l’asile (« lack of protection for AI users »), ainsi qu’un manque de transparence pour l’usage de l’IA dans le secteur privé et les agences de sécurité (« lack of transparency obligations »).
  • L’absence de restrictions claires permet aux entreprises de développer des systèmes qu’elles ne pourraient pourtant pas utiliser légalement en Europe.
  • L’impact environnemental de l’IA est un autre point aveugle de cette régulation, en raison du secret commercial entourant ces technologies (« no mitigation measures for it »).

Selon Matthias Spielkamp, pour garantir une IA respectueuse des citoyen·nes et de la planète, il est crucial que les gouvernements, investisseurs et citoyen·nes cessent de promouvoir son développement à tout prix.

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Capture d'écran de l'enregistrement vidéo de la commission - Parlement Européen

Liberté d'expression, désinformation et censure : un échange sous tension au sein de la commission

Signe de tensions profondes sur la liberté d’expression et le contrôle de l’information, le débat entre les membres de la commission s’est enflammé. D’un côté, Marieke Ehlers (Députée européenne du groupe Patriotes pour l’Europe) a dénoncé une menace grandissante contre la liberté d’opinion, y compris de l’intérieur de l’Union Europenne.

Nous devons résister à cette transformation, où l'UE devient une machine de propagande.

Marieke Ehlers

Accusant les nouvelles régulations de favoriser la censure, sous couvert de fact-checking, Marieke Ejlers n'a pas hésité à comparer l'UE à un Ministère de la Vérité (« Ministry of Truth »).

En face, Nathalie Loiseau, présidente de la réunion (Groupe Renew) rappelle que la liberté d’expression ne doit pas se transformer en instrument de désinformation. Avant d'ironiser :

Il semble que la liberté d'expression ne soit importante que pour vous et pas pour les autres.

Nathalie Loiseau

Ce climat tendu illustre, au sein même des instances européenne, l'opposition féroce entre les défenseurs·ses d’une liberté d’expression absolue, et les membres plaidant pour l'instauration d’un cadre destiné à lutter contre la désinformation.

Pressions sur l'Europe et instrumentalisation des algorithmes

Le député autrichien et ancien journaliste Helmut Brandstetter (Renew Europe) a souligné la pression exercée par certaines figures influentes, notamment Elon Musk, sur les institutions européennes. Il s’interroge sur la capacité de la commission à résister à ces pressions et à imposer une régulation efficace des plateformes numériques. Il a également mis en avant le rôle du fact-checking, insistant sur l’importance de la transparence et de l’indépendance des vérificateurs·rices. Selon lui, il ne s’agit pas de censure, mais bien d’un outil essentiel pour garantir une information fiable et éclairer le débat public.

Autre point soulevé : l’usage des algorithmes et leur instrumentalisation à des fins de propagande. Plusieurs député·es ont dénoncé le pouvoir des propriétaires des réseaux sociaux, soulignant que certaines publications, notamment celles d’Elon Musk sur X (ex-Twitter), sont mises en avant de manière biaisée - même pour les utilisateurs qui ne le suivent pas (!). Un exemple illustrant, selon elles·eux, les dérives possibles liées au contrôle algorithmique des contenus.

Enfin, la lutte contre la désinformation ne peut se limiter à une régulation technique. Des député·es du comité en charge de la culture et de l’éducation ont insisté sur la nécessité de renforcer l’éducation aux médias et de développer l’esprit critique dès le plus jeune âge. Ils·elles alertent sur le recul observé dans certains pays en matière d’éducation, ce qui fragilise encore davantage la capacité des citoyen·nes à discerner le vrai du faux dans l’espace numérique.

Face à ces enjeux, une question centrale demeure : comment garantir un équilibre entre liberté d’expression et protection contre la manipulation de l’information ?

A noter : même si certain·es membres ont mentionné l'importance des médias indépendants, aucun·e journaliste ou représentant·e de ces médias ne faisaient partie des expert·es invité·es à prendre la parole. Le quatrième pouvoir aurait-il été dilué par les géants de la Tech, leurs algorithmes et intelligences artificielles capables de poster à tout va ?

Comment protéger les droits fondamentaux dans l’environnement numérique ?

Le Conseil de l'Europe (organisation intergouvernementale regroupant 46 États, dont les 27 États membres de l’UE) a pour objectif fondamental de garantir la protection des droits des citoyen·nes dans l’espace physique et numérique.

Les droits du peuple doivent être protégés aussi bien dans l’environnement analogique que numérique.

Matthias Kloth (Conseil de l'Europe)

Dans un environnement numérique en constante évolution, il est crucial de prendre en compte la portée et la vitesse du flux d'informations. Ce qui implique une répartition équilibrée des responsabilités entre :

  • les États,
  • les plateformes en ligne,
  • les acteurs de l’intelligence artificielle.

À cet égard, le Conseil de l’Europe introduit une convention-cadre sur l'intelligence artificielle et les droits de l'Homme, la démocratie et l'état de droit (Framework Agreement on Artificial Intelligence and Human Rights, Democracy and Rule of Law), qui constitue le premier traité mondial sur l’IA. Ce cadre vise à garantir que les systèmes d’IA respectent les normes internationales des droits de l'Homme, relatives à l'état de droit, tout en ne compromettent pas les processus démocratiques. Cet accord vient compléter le règlement européen sur l’IA.

Le Conseil de l'Europe a mis en place la méthode HUDERIA (Human Rights, Democracy and Rule of Law Impact Assessment - Évaluation de l'impact des droits de l'homme, de la démocratie et de l'état de droit), une approche structurée fournissant des lignes directrices aux États n’ayant pas encore intégré le cadre de l’Union européenne.

En complément de ce nouveau traité, le Conseil de l'Europe a élaboré des normes sectorielles détaillées couvrant plusieurs domaines essentiels. Celles-ci incluent l'égalisation des genres,les droits de l'Homme, la traite des êtres humains ainsi que la lutte contre la discrimination et le harcèlement. D’autres aspects fondamentaux sont également pris en compte, comme l'éducation, les langues régionales ou minoritaires, les minorités nationales ainsi que la préservation de la liberté d'expression et des médias indépendants.

Références :

[Photo de couverture : Jérémy Pastouret]

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