Pourrai-je encore y jouer demain ? Quand le jeu vidéo bascule dans le tout dématérialisé

En France comme aux États-Unis, les ventes de jeux vidéo physiques se sont effondrées en quelques années : 12 % seulement du marché en 2024. De Nintendo à Microsoft en passant par Electronic Arts, les éditeurs accélèrent le passage au tout-dématérialisé. Mais derrière les avantages du téléchargement, une interrogation demeure : acheter un jeu aujourd'hui garantit-il encore de pouvoir y jouer demain ?

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Par Zoé Keunebroek

18 novembre 2025

10 min

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Crédit : Curated Lifestyle

En cherchant des jeux pour une Switch 2, on tombe sur d’étranges pictogrammes : certains titres, comme Street Fighter 6, demandent un téléchargement supplémentaire lors du premier lancement. D’autres, comme Split Fiction, n’ont même pas de cartouche : juste un code de téléchargement et un morceau de plastique à ranger dans sa ludothèque. Le 10 septembre, sur le site fnac.fr, seul un tiers des jeux étaient disponibles complètement sur la cartouche... et jouables sans Internet.

Cette évolution n'est pas exclusive à Nintendo. D'après l'administration américaine du commerce, seuls 5% des jeux vendus en 2024 l'ont été au format physique. En France aussi, entre 2019 et 2024, la part des ventes physiques dans l'industrie vidéo-ludique est passée de 21% à 12%, d'après le rapport 2025 du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs.

« Plusieurs basculements expliquent cette disparition », détaille Olivier Mauco, directeur de l’OEJV (Observatoire européen du jeu vidéo). « Le premier, c’est l’arrivée de Steam et du haut débit dans les années 1990-2000. »

« La dématérialisation réduit considérablement les frais d'impression, de transports, de déploiements », souligne quant à lui Pierre-Xavier Chomiac de Sas, avocat spécialiste du droit du numérique.

Il est certain qu'un nombre important de jeux est aujourd'hui accessible à des prix ultra-compétitifs du fait de leur mise à disposition dématérialisée.

Pierre-Xavier Chomiac de Sas

Olivier Mauco prend l'exemple de jeux indépendants : « Des jeux reconnus et appréciés comme Undertale ou Outer Wilds n'auraient probablement pas eu le même succès en passant par la coûteuse distribution physique. »

D'une économie des consoles à une économie de plateformes

Le deuxième basculement, « ça a été l'essor du jeu connecté à partir des années 2000-2010. Les joueurs·ses pouvaient, en se connectant, jouer à plusieurs » poursuit Olivier Mauco. Parmi eux, les game as a service (jeu vidéo en tant que service) comme Fortnite ou Roblox, dont la monétisation ne s'arrête pas à la vente initiale. Elle repose sur les contenus additionnels, les skins (changement de l'apparence de son personnage) et autres bonus qui servent à prolonger la durée de vie du jeu.

Enfin, « depuis le milieu des années 2010, on a vu l'essor du jeu mobile directement dématérialisé. » conclut Olivier Mauco.

On est passé d'une économie des consoles et des machines à une économie de plateformes.

Olivier Mauco

Tous ces basculements ont amené à un résultat : la réduction massive de la part du physique dans l'écosystème vidéoludique. Si, comme le dit Pierre-Xavier Chomiac de Sas, « la dématérialisation est globalement vue comme un avantage considérable aux yeux des usager·res », elle soulève des questions éthiques et juridiques majeures.

« L'achat d'un jeu correspond à l'achat d'une licence d'utilisation » rappelle l'avocat spécialiste du droit du numérique. « Avec un achat physique, vous devenez, en plus, propriétaire du support. Vous pouvez dès lors le revendre. »

Or cette licence de jeu peut être révoquée à tout moment : « Les contrats de licence utilisateurs final (CLUF) définissent les conditions de licence et, par extension, la possibilité de l'éditeur de terminer l'accessibilité de certains éléments de jeux (mises à jour, corrections de bugs, serveurs) ».

La dématérialisation a aussi entraîné une dépendance aux serveurs et comptes personnels. Même avec un support physique, l'accès complet au jeu peut dépendre d'un accès à Internet et d'un compte. En théorie, un éditeur peut donc fermer à tout moment l'accès aux serveurs d'un jeu légalement - et ce, même si les joueur·euses ont acquis une copie physique.

Des milliers de jeux perdus

C'est ce qui s'est produit en avril 2024, lorsqu'Ubisoft a fermé les serveurs du jeu de course The Crew. Cette fermeture, perçue comme brutale, a déclenché l'initiative #StopKillingGames. Ross Scott, son représentant, détaille : « C'est un jeu qui a été acheté plus de 12 millions de fois. Le jeu a été désactivé du jour au lendemain, sans aucune compensation pour les joueurs·ses. Et ce, en toute légalité. »

Il a vu dans cette affaire une « initiative pour contester la légalité de ces pratiques alors que de nombreux pays n'ont pas encore légiféré sur ce point. ». Le mouvement a ensuite lancé une pétition qui a reçu plus de 1,4 million de signatures.

Le phénomène n'est pas isolé : en 2023, la fermeture du Nintendo eShop pour la Wii U et la 3DS a rendu plus de 1 000 jeux indisponibles. En 2021, l'arrêt des stores PlayStation 3, PSP et PS Vita a entraîné la perte de plus de 2 200 titres. Face à la polémique, Sony a annoncé en 2022 créer une équipe de préservation qui, en mars 2025, lors de la conférence des développeurs de jeux vidéo, dit avoir réussi à conserver plus de 1 000 jeux.

87%

des jeux sortis aux États-Unis avant 2010 sont déjà perdus ou menacés de l’être, faute de préservation.

selon une étude de la Video Game History Foundation publiée en 2023

Un problème bien connu des professionnel·les de la conservation. Laurent Duplouy, responsable du service multimédia de la BNF (Bibliothèque Nationale de France), témoigne : « La vraie difficulté pour notre mission de conservation vient des verrous numériques (appelés DRM - digital rights managements) et autres moyens de protection anti-piratage. De nombreux jeux nécessitent une authentification en ligne, avec un compte et une connexion à un serveur tiers. »

La loi Darcos de 2021 est venue imposer aux éditeurs présents en France de déposer leurs jeux à la BNF, sans moyens de protection. Mais, « par peur des fuites », certains acteurs ne répondent plus aux sollicitations... et ne déposent plus leurs titres. C'est le cas de Nintendo : « Ils ne déposent plus depuis 2016 pour des raisons qui nous échappent, et il est peu probable qu'ils se conforment à la loi Darcos. »

La question de l'avenir du format physique se pose. Le sociologue du numérique Quentin Guilliote l'explique dans un article intitulé "La persistance de l’attachement aux biens numériques" : dans un marché de plus en plus dématérialisé, le recours aux biens physiques a valeur de reconsommation. « La possession est rassurante : elle permet d'avoir la certitude d'accéder au bien en question en cas de besoin. » Le jeu vidéo physique deviendrait alors un marché de collectionneurs·ses, à l’image des vinyles.

Des réponses communautaires

C'est dans ce cadre que des éditeurs se sont lancés dans l'édition ou la réédition de jeux dématérialisés, comme Fangamer qui commercialise Undertale et Hollow Knight.

De son côté, Nintendo a annoncé en mars 2025 un système de prêt de "cartes de jeux virtuelles" censé prolonger l'esprit de l'échange de cartouche, mais sous forme dématérialisée. Aucune date de lancement n'a pour l'instant été précisée.

Sur le plan légal, l'initiative #StopKillingGames a permis à l'Union Européenne de se prononcer contre les éditeurs qui « détruisent délibérément les jeux vidéo qu'ils ont déjà vendus », estimant que ces pratiques pouvaient violer la directive 93/13/EEC relative aux clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs⸱rices.

Ross Scott détaille les revendications du mouvement : « Nous aimerions que les éditeurs prévoient des "plans de fin de vie" pour leurs jeux, qu'ils rendent publiques certaines données après la fermeture des serveurs, et permettent aux joueurs·ses de terminer les campagnes solo hors ligne. On pourrait même imaginer la publication d'"instructions de réparation" pour prolonger la durée de vie des jeux même après la fermeture des supports. »

Le rétro-gaming, les vieilles consoles connaissent un vrai boum. En partie car le support est accessible. Pour les jeux actuels : est-ce qu'on pourra créer des serveurs alternatifs, parfois pirates ? Quelles solutions trouveront les communautés ?

Olivier Mauco
The Crew is BACK Download the TCU Launcher here, and start playing right now!   The TCU Project has been released - The Crew is back and it's here to stay! > Read Full Post
Page Web du serveur communautaire The Crew Unlimited, pour rendre à nouveau accessible le jeu The Crew

Le 15 septembre, The Crew a fait son retour grâce à la mobilisation de certains gamers sur un serveur communautaire baptisé The Crew Unlimited.

D'autres initiatives similaires ont déjà vu le jour. Le jeu de rôle multijoueur en ligne (MMORPG) Shin Megami Tensei : Online avait été recréé par des fans après la fermeture des serveurs en 2016. Mais en 2021, son éditeur Atlus avait décidé de poursuivre en justice les créateurs·rices de ce serveur communautaire.

Ces initiatives montrent que la sauvegarde des jeux vidéo ne peut reposer seulement sur les éditeur·euses. #StopKillingGames ou le retour de The Crew en sont de bons exemples. « On a besoin des communautés », conclut Laurent Duplouy, chef du service multimédia de la BNF. « Des communautés d'éditeurs, de développeurs·ses, mais aussi des communautés de joueur·ses. Nous sommes une petite équipe qui œuvre pour la patrimonialisation des jeux. On ne peut pas faire sans les communautés. »

Références :