Au Royaume-Uni, la Tech déployée contre les migrants

Soutenez un média indépendant

Reportages, enquêtes, initiatives et solutions en accès libre : pour un numérique plus responsable, notre rédaction compte sur vous.

Jordi Lafon-LacazeJordi Lafon-Lacaze

7 min

Au Royaume-Uni, la Tech déployée contre les migrants

La collaboration franco-britannique dans le contrôle de la frontière pour lutter contre l’immigration irrégulière se fait de plus en plus étroite. L’occasion d’analyser le rapport ambigu qu’entretiennent les gouvernements britanniques successifs avec le recours à la technologie dans la surveillance de la Manche.

Depuis plusieurs années, le gouvernement britannique assume clairement un penchant technophile. A travers investissements et partenariats, il met en avant son recours aux nouvelles technologies, notamment dans sa politique de contrôle de la frontière et de gestion de l’immigration irrégulière. Un recours qui, jusqu’ici, n’a pas réussi à réduire le nombre de personnes qui cherchent à traverser la Manche.

Les technologies actuellement mises à contribution dans le contrôle de la frontière consistent majoritairement en :

  • Des appareils de reconnaissance vidéo et infrarouge, véhiculés sur des drones ou des avions, qui patrouillent la côte quasiment en permanence pour détecter les embarcations qui traversent la Manche.
  • Un stockage et traitement des données qui en découlent.

Une politique migratoire appuyée sur l'industrie de la Défense

Ce choix concerne directement la France puisque le contrôle de la Manche, dans le but de réduire le nombre de traversées irrégulières, se fait en étroite collaboration avec l’Etat français. Au mois de juillet dernier, un nouvel accord a été conclu entre les deux pays, prévoyant le renvoi de certains bateaux de l’autre côté de la Manche : « Pour la première fois, les immigrés clandestins seront renvoyés en France, ciblant ainsi le cœur du modèle économique de ces gangs et envoyant un message clair sur l'inutilité de ces voyages qui mettent des vies en danger » précise le communiqué de Keir Starmer, Premier ministre du Royaume-Uni.

Les conditions d’application de cette mesure n’ont pour l’instant pas été précisées, mais en se basant sur l’historique récent de la politique migratoire, on peut soupçonner que l’utilisation d’outils technologiques sera mise en avant. Déjà, l’accord de 2023 entre les deux pays prévoyait l’allocation de 500 millions de livres à des opérations conjointes, comprenant un plus grand nombre de drones et un centre de coordination commun pour rassembler tous les renseignements recueillis par ces équipements.

Les entreprises qui travaillent avec l’Etat britannique en la matière sont issues du secteur de la défense : le franco-italien Telespazio et les britanniques De Havilland et Tekever. Cette dernière est l’une des trois start-ups du secteur de la défense à avoir récemment atteint le statut de "licorne" (entreprise avec une valorisation supérieure à un milliard), et bénéficie d’un partenariat d’un milliard de livres conclu avec l’Etat britannique en 2019. Le secteur bénéficie d’investissements récents, du fait d’une réaction des Etats européens pour tendre vers plus d’autonomie dans leur défense, ainsi que du boom de l’IA qui enthousiasme les investisseurs·ses par les nombreuses promesses d'applications dans cette industrie.

Le Royaume-Uni table donc sur des étoiles montantes de l’industrie de la défense pour lui permettre d’atteindre ses objectifs, qui, particulièrement depuis le référendum pour le Brexit en 2016, visent à réduire le nombre d’arrivées irrégulières sur leur sol - quelle que soit l’orientation politique du gouvernement en place.

Des traversées - et surtout des morts - en augmentation

Pour l’instant, c’est un échec. Selon les statistiques officielles du gouvernement, « au cours de l'année qui s'est achevée en mars 2025, 44 125 arrivées irrégulières ont été détectées, soit 14 % de plus que l'année précédente, et 86 % d'entre elles sont arrivées sur de petites embarcations », comprendre en traversant la Manche.

En 2024, 73 personnes ont trouvé la mort en tentant de traverser la Manche à bord d'un petit bateau, soit plus que toutes les années précédentes réunies.

Observatoire des Migrations

Il n’est pas évident d’évaluer les lacunes ou le manque d’efficacité de la technologie dans cette politique puisque les résultats concrets de son utilisation ne sont pas communiqués. Les entreprises, dans leurs propres communications, revendiquent que leurs appareils produisent une identification plus précise du nombre et de la nature des embarcations qui traversent. Certaines, comme Tekever, assurent même que leurs « drones peuvent identifier beaucoup plus rapidement les personnes en détresse et aider les équipes de secours. »

Au-delà de ces annonces, peu de faits tangibles permettent d’identifier les applications concrètes de ces équipements. En 2020, un homme a été condamné à deux ans et sept mois de prison pour avoir conduit un bateau transportant vingt personnes à travers la Manche depuis la France. En dehors de cet exemple, le gouvernement et la presse britannique ne présentent pas de résultats palpables.

« Souvent, le développement de nouvelles technologies est présenté comme une solution universelle. »

Samuel Singler, maître de conférences en criminologie à l’université d’Essex et spécialiste de l’usage des technologies aux frontières, n’est pas étonné de la situation : « Historiquement, la frontière de la Manche a toujours relativement peu eu recours à des outils de haute technologie pour son contrôle policier, surtout si l’on compare à d’autres frontières dans le monde comme entre les Etats-Unis et le Mexique. »

Il soupçonne une frilosité de l’administration britannique à avoir systématiquement recours aux drones pour des raisons de responsabilité juridique : « Si par exemple il y avait une noyade massive, que le Royaume-Uni voyait cela se produire par drone, et que rien n'était fait pour l'arrêter, qui pourrait être tenu responsable ? » Alors que « si des garde-côtes voient quelqu'un se noyer, ils sont tenus de le secourir par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer ».

De son point de vue, les annonces autour de la politique migratoire, d’accords avec la France et d’utilisation de technologies de pointe relèvent plutôt de la communication :

Ces dernières décennies dans les pays du Nord, où la politique migratoire a été très discutée, la plupart des politiques ont eu pour but principal d'indiquer à une base d'électeurs que quelque chose était fait au sujet des frontières. Et souvent, le développement de nouvelles technologies est présenté comme une solution universelle.

Samuel Singler

Dernier épisode en date, l’administration du Royaume-Uni souhaite commencer à utiliser l'intelligence artificielle pour estimer l'âge des demandeurs·es d'asile qui disent être mineur·es. Samuel Singler inscrit cette volonté dans la même tendance que celle décrite précédemment, puisqu’il estime que l’enjeu ne relève « pas principalement d'une question technique liée à l'identification » mais plutôt « d’une problématique politique liée au renvoi des personnes dont les demandes d’asile ont été rejetées, qui est toujours très compliqué ».

Références :

[Photo de couverture : Ahmed]

Soutenez-nous en partageant l'article :

Sur le même thème :