Un service essentiel de protection des internautes français disparaît dans le silence
Que feriez-vous en découvrant, au hasard de votre navigation sur Internet, une vidéo pédopornographique ? L'association Point de Contact, référence française en matière de retrait des contenus illicites, aurait pu prendre votre signalement. Pourtant, malgré son travail d'intérêt général, cette structure est au bord de la liquidation judiciaire. En cause : une subvention de l'Etat promise et non versée, sans justification à ce jour. Entretien avec Jean-Christophe Le Toquin, président de l'association.
Point de contact en 4 repères-clés
- Point de contact est une association née en 1998 d'une initiative de la commission européenne. Sa mission : recevoir, analyser et faire remonter les signalements de contenus illégaux publiés en ligne. Ceux-ci concernent divers domaines : pédocriminalité, provocation à la haine, terrorisme...
Point de Contact est le premier signalant professionnel auprès de PHAROS [le portail officiel de signalement des contenus illicites de l'Internet] et travaille en étroite collaboration avec le Ministère de l’Intérieur dans la lutte contre les contenus illicites sur Internet.
Source : pointdecontact.net
- La portée des actions de l'association s'est révélée lors de l'assassinat de Samuel Paty. Suite au drame, de nombreuses vidéos problématiques ont circulé sur Internet. Dans ces circonstances, Point de Contact a été en mesure de détecter ces vidéos avant Europol et Pharos, et de les faire retirer rapidement.
33 000 signalements reçus
par Point de Contact en 2023, principalement du contenu pédocriminel
Jean-Christophe Le Toquin
Après analyse, 10 000 de ces contenus avérés (hébergés en France) ont été remontés à Pharos. Le taux de retrait de ces contenus illégaux a atteint les 100%.
- En novembre 2023, l'association a lancé Disrupt : une plateforme venant en aide aux victimes de diffusion de contenu intime - qu'il soit réel, ou généré par intelligence artificielle (deepfake).
Il y a parfois plusieurs centaines de contenus signalés par une seule personne, notamment dans le cas où son partenaire est en mode harcèlement.
Jean-Christophe Le Toquin
C'est donc le premier service en France, comme au niveau de l'Union Européenne, à se saisir de cette problématique.
700 signalements reçus
par Disrupt entre décembre 2023 et janvier 2024, avec un taux de retrait de 64%
Jean-Christophe Le Toquin
Ce taux de retrait inférieur s'explique car tous les contenus en question ne sont pas considérés comme illégaux. Toutefois, il est probable que les victimes auraient rencontré plus de difficultés à faire supprimer ces contenus si elles n'avaient pu profiter des liens de l'association avec Pharos.
Un organisme d'intérêt général qui disparaît dans le silence
Suite aux actions entreprises par l'association après le décès de Samuel Paty, Point de Contact a obtenu un financement de la part du Ministère de l'Intérieur sur 3 ans. Durant les deux premières années, l'association a reçu 225 000 euros par an. En mai 2023, Point de contact a renouvelé sa demande de subvention, espérant avoir une réponse en juin-juillet. A ce jour, aucun retour concernant le versement de ce financement n'a été reçue.
Ce silence a entraîné une perte d'un tiers du budget de l'association. Un manque d'informations qui a empêché la structure de s'organiser efficacement pour prendre des mesures économiques devenues indispensables, tels que des licenciements. Fin 2023, les membres privés ont été sollicités (sans résultat) pour apporter une contribution financière, face au manque de transparence du CIPDR (Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation).
Afin d'effectuer ses licenciements dans les règles et d'espérer pouvoir survivre en 2024, l'association a désormais besoin de 41 000 €. L'objectif : permettre aux prochains responsables de refonder la structure, ou de la réorganiser. Pointant du doigt la responsabilité administrative de l'Etat dans sa situation critique, l'association lui demande de faire sa part.
On a le soutien du cabinet de Marina Ferrari sur le numérique, mais elle n'est pas décisionnaire et ne peut pas apporter cet argent-là. La réponse, elle est chez le cabinet de Mme Agresti-Robach [Secrétaire d'État chargée de la Citoyenneté], qui ne nous prend pas au téléphone, qui ne nous écrit pas, qui ne nous répond pas. Et nous, on est en train de mourir.
Jean-Christophe Le Toquin
Contacté par notre rédaction, le cabinet de la Secrétaire d'Etat chargée de la Citoyenneté n'a pas encore répondu à nos questions.
Des victimes seules face à leur écran
Pour Jean-Christophe Le Toquin, les conséquences de la suspension brutale des activités de Point de Contact seront désastreuses pour les personnes en détresse :
Derrière chaque signalement de contenu intime, il y a des gens désespérés qui n'ont pas les moyens ni le courage d'aller à la chasse au contenu pour les faire retirer. Il faut se rendre compte de la violence de tels faits pour ces victimes.
Il souligne également l'expertise des professionnel·les chargé·es de traiter les signalements, et les liens tissés au fil des années avec les institutions qui prennent le relais :
Lutter contre les contenus illégaux, ça ne s'improvise pas. Traiter des contenus choquants, dangereux pour la santé mentale, ce n'est pas ce qu'on confie à un stagiaire ou à un Service civique. Ce sont des professionnels qui se forment, qu'on doit encadrer et protéger. C'est aussi tout un écosystème : un environnement de confiance a été bâti pendant 25 ans avec les autorités, l'OFMIN [office de lutte contre les violences faites aux mineurs], la gendarmerie nationale... casser cet outil est un message désastreux envoyé aussi bien à nos salariés qu'aux équipes du Ministère de l'Intérieur, avec lesquelles on travaille.
Le contexte dans lequel intervient cette affaire inquiète également le président de Point de Contact :
Sans l'association, les signalements qu'on reçoit de l'international seront balancés sans pré-tri à Pharos. Or Pharos est déjà dysfonctionnel, et en état de souffrance. Au moment des Jeux Olympiques, ça ne va faire qu'augmenter leur surcharge. On peut imaginer que les signalements pédocriminels ne seront pas traités par Pharos tant que les JO ne sont pas derrière nous. Est-ce que la France peut assumer ça ? C'est aux autorités de décider.
Pour conclure, Jean-Christophe Le Toquin revient sur l'absence de réaction de l'Etat :
L'exécutif ne peut pas rester silencieux alors que des professionnels, qui travaillent pour l'intérêt général, vont être licenciés et restent sans réponse. Je pense que le minimum de dignité et de courage, c'est de dire pourquoi on nous laisse mourir.
La question reste donc en suspens : compte tenu de la masse des signalements, qui sera en mesure de se charger de la protection des citoyen·nes français·ses face aux contenus illégaux diffusés sur Internet ?
Références :
- Point de Contact - L'association
- Disrupt - Dispositif d'interruption de diffusion de contenus intimes
- Pharos - Portail officiel de signalement des contenus illicites de l'Internet
[Photo de couverture : Mishal Ibrahim]
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