Elections européennes : l'IA fera t-elle basculer votre vote ?

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Nicolas ROBINNicolas ROBIN

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Elections européennes : l'IA fera t-elle basculer votre vote ?

L’intelligence artificielle, confidentielle il y a cinq ans, s’est invitée dans notre quotidien. A l’heure actuelle, les élections européennes de juin 2024 sont soumises à des tentatives de manipulations destinées à altérer le comportement des électeurs·rices lors du scrutin.

Là où la situation se complique, c’est que l’IA n’est pas employée uniquement par des groupuscules de l’ombre ou des pays aux manœuvres suspectes (comme la Chine ou la Russie). Elle se met aussi au service de forces politiques qui souhaiteraient faire leur auto-promotion ou dénigrer le camp d’en face.

L’IA : une aubaine politique ?

En témoigne le parti d’extrême-droite AFD (Alternative für Deutschland - Alternative pour l’Allemagne). Un recours à l’IA générative a permis à ses membres de créer de toutes pièces Tobias Mayer, un homme soi-disant opposé aux programmes éoliens en Allemagne. Sur l’affiche de communication, impossible de faire la distinction entre une personne réelle et une image créée de manière digitale, tant la simulation faciale est impressionnante.

Nous sommes loin des balbutiements des retouches d’images, instigués par Photoshop, pour maquiller le visuel et l’enjoliver - ou le dégrader. Si l’intention première est, dans les deux cas, de travestir le réel en présentant une version remaniée de la vérité, les moyens et la capacité de leurrer le·la récepteur·rice du message sont bien sûr diamétralement opposés. La différence fondamentale tient au fait que, dans le cas d’une retouche d’image, le signifiant repose sur une base réelle, tangible. Tandis que s’agissant de l’IA, la recréation peut être totale, et parfois sans référence iconographique connue (on peut créer une image à partir de données textuelles). Cela pose une question en matière de maîtrise du produit fini : si autrefois, l’image était donnée par la réalité, puis éventuellement maquillée par l’homme, elle en conservait pour autant une charge d’authenticité. Avec l’IA, l’homme peut croire avoir un plein contrôle sur son œuvre, mais en réalité, les suggestions que lui font la machine sont fruit de sa compréhension électronique.

En France, le parti d’extrême-droite Renaissance ! de Marion Maréchal Le Pen et d’Eric Zemmour utilise l’IA pour créer des visuels grâce au logiciel Midjourney, ou encore pour répondre aux questions des internautes sur le programme d’Eric Zemmour, par le biais de son robot conversationnel ChatZ.

Cependant, les partis politiques ont été invités à signer un code de bonne conduite négocié par la Commission Européenne pour "s'abstenir de produire, d'utiliser ou de diffuser des contenus trompeurs". Une mesure toutefois symbolique puisque rien ne contraint les listes nationales à l’appliquer.

L’IA : un instrument de désinformation ?

L’application Tik Tok regorge de simulations, plus ou moins hasardeuses, approximatives ou confondantes, où des personnalités publiques se voient prêtées des déclarations mensongères et / ou falsifiées.

Pour exemple, en Slovaquie, les élections législatives d’octobre 2023 ont été marquées par l’élaboration de deep fakes visant Michal Šimečka. Homme politique slovaque, membre du parti Slovaquie progressiste (PS), il a notamment élu député européen en 2019, puis vice-président du Parlement européen en 2022. Ces infox ont fait grand bruit, notamment parce que des propos sur les façons de truquer une élection lui ont été prêtés. Sachant que son parti perdit de justesse les élections, on peut s’interroger sur l’impact de cette désinformation (attribuée à la Russie) sur le résultat politique final.

L’illusion est particulièrement problématique s’agissant des enregistrements sonores, d’après Tommaso Canetta, directeur adjoint de la vérification des faits de l'Observatoire européen des médias numériques, au regard des créations visuelles moins facilement plausibles.

Quant à Peter Stano, porte-parole de l’UE pour les Affaires Etrangères, il estime que ces actions ne visent qu’à déstabiliser l’Europe face à ses concurrents :

Il est déjà arrivé dans l’UE que de fausses vidéos soient publiées où un politicien tient des propos auxquels on ne s’attendrait absolument pas de sa part.

Source : Arte - IA et élections : l'UE est-elle prête ?

La surveillance : couper le fake à la racine

L’Europe s’est dotée d’une loi cadre, le Digital Services Act, entrée en vigueur début 2024 pour contraindre les plates-formes hébergeant des profils manifestement inauthentiques ou des bots conversationnels à les supprimer. La grande illusion pousse même certain·es acteur·rices, aux tentations falsificatrices, à créer des robots qui interagissent avec des internautes dans le but de les induire en erreur. Le premier volet renvoie donc les hébergeurs à leur responsabilité quant aux contenus. Il s’agit d’une loi contraignante puisque les plates-formes peuvent être taxées à hauteur de 6 % de leur chiffre d’affaires mondial si elles ne s’y conforment pas.

La prévention : information, transparence et comportement « loyal » des acteurs

Les député·es européen·nes ont adopté l'IA Act le 13 mars 2024. Celui-ci ne sera pas encore en vigueur au moment des élections européennes. Il contraint les groupes usant d’images génératives à spécifier la nature recréée des contenus produits. Open AI, à qui l’on doit notamment ChatGPT, a proposé en ce sens d’apposer un filigrane sur ses visuels.

« La loi sur l'IA est un règlement européen sur l'intelligence artificielle. Il s'agit du premier règlement complet sur l'IA établi par un organisme de réglementation important. La loi classe les applications de l'IA dans trois catégories de risque. Premièrement, les applications et les systèmes qui créent un risque inacceptable, tels que les systèmes de notation sociale gérés par le gouvernement, comme ceux utilisés en Chine, sont interdits. Deuxièmement, les applications à haut risque, comme un outil de balayage de CV qui classe les candidats à l'emploi, sont soumises à des exigences légales spécifiques. Enfin, les applications qui ne sont pas explicitement interdites ou répertoriées comme présentant un risque élevé échappent en grande partie à la réglementation. »

Source : Future of Life Institute - La loi européenne sur l'intelligence artificielle

Les autorités publiques prennent très au sérieux les menaces que fait peser l’intelligence artificielle sur le déroulé des élections européennes : « Jeudi 2 mai 2024, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a réuni les représentants de Google, LinkedIn, Meta, Microsoft, TikTok et X (ex-Twitter) ainsi que ceux du service technique et opérationnel de l’Etat chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères. » Le 24 avril 2024, c’était la Commission Européenne qui les recevait pour « travailler sur "des scénarios dans lesquels de multiples instruments pouvaient être utilisés pour faire face à des campagnes de désinformation" ».

L’éducation aux médias : la responsabilité de chacun·e

La faille psychologique dont se saisissent celles·eux qui instrumentalisent la vérité tient au fait que nous sommes naturellement porté·es à croire à ce que nous lisons, regardons, entendons. Habitué·es à ce que nos sens ne nous trompent pas, nous étendons inconsciemment ce postulat de véracité au contenu de l’information découverte. Or par les temps qui courent il importe, si ce n’est de se défier de l’information, du moins de prendre du recul et de s’interroger. Il ne faut pas hésiter à questionner les faits présentés :

  • Sont-ils circonstanciés ? Se poser les fameuses cinq questions du journalisme (qui, quoi, où, quand, comment) permet de commencer à y voir plus clair.
  • Sont-ils outranciers, inattendus ou grossiers ? C’est souvent la marque d’une recherche d’impact – parfois au détriment de la vérité.
  • Quelles sont les sources ?
  • Quel pourrait être l’impact recherché de tel ou tel contenu ou média ?

A notre décharge, nous sommes littéralement submergé·es d’informations, en raison de la démultiplication des médias de diffusion. Certaines de ces données font mouche car elles éprouvent notre sagacité.

Une chose est sûre : l’opinion publique (européenne) pourrait se voir ballottée lors des campagnes électorales. Pour la docteure Katja Muñoz (experte en IA et en démocratie) :

La probabilité que l’IA générative soit utilisée lors des élections européennes est de… 100 %.

Source : Arte - IA et élections : l'UE est-elle prête ?

Et de conclure que pour les élections européennes de 2024 :

Ce sera encore un peu le Far West.

Source : Arte - IA et élections : l'UE est-elle prête ?

Références :

[Photo de couverture : Phil Scroggs]

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