Traducteurs humains : avec l'IA, la fin d'une ère ?
La Société Française des Traducteurs (SFT) a récemment fait état, par voie de presse, de son émoi et de ses préoccupations face aux prétentions de l’IA et à la tentation de faire passer le facteur humain au second plan. Son communiqué du 13 juin 2024 révèle les tensions qui travaillent le monde de la traduction face au recours pressant à des formes d’automatisation de cette activité, et nous met en garde sur plusieurs points.
L’intelligence artificielle fait couler beaucoup d’encre, qu’elle promette de solutionner des problèmes structurels au sein des entreprises et au profit des pouvoirs publics, qu’elle accompagne les études ou qu’elle permette de transposer un texte d’une langue à une autre.
D’usage répandu, la traduction touche des acteurs·rices assez nombreux·ses : entreprises, services publics, citoyen·nes, justiciables, etc. Elle est d’autant moins valorisée qu’elle concerne une activité qui, par définition, s’invisibilise pour mieux mettre le texte original en avant à travers sa version traduite, dans le souci premier de la fidélité à la source, que ce soit dans l’esprit et la lettre.
Qui n’a jamais eu recours, à titre personnel, à des services proposés par Google traduction, Deepl ou d’autres ? C’est une démarche qui paraît naturelle, spontanée et légitime au motif que personne ne saurait être parfaitement polyglotte. Mais recourir à une traduction est une action moins innocente que l’on se le figure, et dont les implications humaines et informationnelles sont réelles.
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L’usage de l’IA en matière de traduction : vices cachés
La Société Française des Traducteurs, relayée en cela par des journalistes sur le fond, alerte sur l’incursion compromettante de l’IA sur ce marché.
Tout d’abord, les grands modèles de langage (LLM - Large Language Model) traduisent des mots et non pas des idées. C’est à cette distinction que nous invite la traductrice Bérengère Viennot dans son article du 17 septembre 2024, paru dans Marianne. Par là, il faut comprendre qu’un système automatisé fait abstraction du contexte d’énonciation – l’ensemble des conditions matérielles et abstraites qui président, encadrent, précèdent l’émission d’un énoncé (par exemple, la déclaration d’un homme politique).
L’IA procède sur des bases algorithmiques et statistiques : dans le cadre d'une traduction, elle puise dans son corpus de références pour déterminer le mot ou l’expression qui recoupe la requête (à savoir le mot ou la phrase à traduire) avec le plus d’occurrences possible.
Notons, dès à présent, que ces algorithmes et ce prélèvement d’occurrences sur la masse de données disponibles peuvent déjà être soumis à des biais de configuration. Tels que des lignes de codes humaines assises sur des préjugés moraux, économiques ou politiques, ainsi que d’échantillonnage - chaque corpus ne pouvant prétendre à l’exhaustivité.
Par ailleurs, on a souvent attiré l’attention sur le fait que l’IA dénotait un tropisme blanc, occidental, valide, parfois contraire aux minorités (LGBT, personnes en situation de handicap…) dans ses formes de réponses.
Aussi, l’IA ne possède pas (encore) de double faculté réflexive : celle de s’interroger sur la pertinence de ses résultats et celle de se couler dans la peau ou l’esprit de celui qui parle, au moment où il parle. Ce retour, à la fois critique et qui suppose un déplacement, reste le propre de l’Homme. Il s’ensuit des traductions quantitativement abondantes mais qui accusent une baisse de qualité, un appauvrissement intrinsèque, voire des non-sens ou des hallucinations.
Comme on l’a vu avec la lamentable traduction pondue par Libération [sur l’article du Washington Post, ndlr], si le résultat est lisible au sens littéral du terme, il trahit la pensée originale. Il l’affadit, l’amollit, la rend insipide.
Source : Bérengère Viennot pour Marianne
Pour finir, et ce n’est le moindre des aspects, cette profession de « passeurs » est en danger : 70 % de ses représentant·es se disent inquiet·es pour l’avenir. La tribune de la SFT renvoie ainsi à l’essor du phénomène de post-édition, qui consiste à (selon la norme ISO 17100) « réviser et corriger les résultats de la traduction automatique (clause 2.2.4) ». Or, il s’agit d’une activité « pénible » et « très mal rémunérée » (cf. texte de la tribune de la SFT).
Inutile de se voiler la face indéfiniment, ce qui se passe en ce moment n’est ni plus ni moins que la relégation d’une classe d’actifs humains sur des principes économiques, et au détriment de la qualité des rendus.
Des solutions ?
Elles sont nombreuses, encore faut-il y avoir recours. Sont préconisé·es par la Société Française des Traducteurs :
- Le respect du facteur humain : les traducteurs·rices doivent rester « dans la boucle » car ils·elles sont les garant·es des droits moraux et patrimoniaux, des droits d’auteur attachés aux textes (que l’IA ponctionne lestement sans précautions de référencement ou de source).
- La mise en valeur de la plus-value des traducteurs·rices, seul·es à pouvoir éviter « les erreurs graves, les biais et préjugés véhiculés, et déjà aujourd’hui, l’appauvrissement de la langue ».
- Une plus grande transparence de l’origine des contenus textuels (issus d’IA ou de l’action humaine).
- Une action des pouvoirs publics pour 1) un meilleur partage de la valeur économique d’une traduction entre commanditaires, officiants et bénéficiaires, 2) le recours délibéré aux traducteurs·rices humain·es dans leurs activités et 3) le tarissement du financement au profit des solutions d’IA dans la traduction.
En conclusion, rappelons-nous, à la suite des linguistes, que tous les conflits sont langagiers. Au demeurant, cela souligne l’importance de choisir les bons mots « pour ne pas rajouter à la misère du monde » (Albert Camus).
Références :
- Prise de position de la Société française des traducteurs sur l’intelligence artificielle - PDF (876kb)
- Actualitte.com - L'Intelligence artificielle, authentique danger pour la traduction ?
- Le Monde - « Non, l’intelligence artificielle ne remplacera pas les traducteurs et les traductrices ! »
- Ouest France - En Bretagne, l’Intelligence artificielle inquiète ces traducteurs
- Marianne - Le "Washington Post" traduit par l'IA dans "Libé" : ce que cette traduction complètement pourrie nous apprend
- IBM - Qu’est-ce que le biais de l’IA ?
[Photo de couverture : Siora Photography]
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