« On garde le rêve, on diffère l’acte » : quand nos paniers en ligne se remplissent d'articles jamais achetés
Trois internautes sur quatre remplissent leur panier en ligne sans jamais passer commande. Derrière ce geste banal se cache un miroir de notre rapport à la consommation.
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Le scénario est connu : on flâne sur un site, on repère un pull, une lampe, un livre. On les glisse dans son panier, au cas où. Puis un message arrive, une autre fenêtre s’ouvre, et l’intention d'acheter s'évapore.
75%
des paniers en ligne sont abandonnés avant le paiement. Autrement dit, trois consommateurs·rices sur quatre s’arrêtent au seuil de la commande.
Fevad (Fédération du e-commerce et de la vente à distance)
Les raisons techniques jouent leur rôle : un processus de paiement jugé trop long dans 26 % des cas, un sentiment d’insécurité bancaire dans 17 %, ou un manque d’options de paiement pour 6 % des internautes. Entre 15 et 30 % des visiteurs·ses quittent même le site en plein règlement.
Sabrina, 41 ans, mère de deux enfants à Toulouse, en rit : « J’ai cinq paniers ouverts en ce moment. Chez Ikea, il y a le bureau de mes rêves. Chez Decathlon, les rollers de ma fille. Je les garde, je les regarde, comme si je cochais des envies. » Le soir, elle y retourne, modifie une couleur, retire un article. « C’est devenu un rituel. »
Mais réduire le phénomène à une question d’ergonomie serait passer à côté de son sens. Remplir un panier sans acheter, c’est une manière de tester une version de soi. « C’est un rituel de pré-consommation », analyse Fanny Parise, anthropologue de la consommation. « Le geste permet de projeter un achat, de tester une identité de consommateur possible, sans basculer dans l’engagement. »
Julie, 29 ans, infirmière à Brest, confie : « Je fais souvent des paniers chez Sephora. Quand je n’ai pas les moyens, ça me console. Je fais comme si. Et parfois, je supprime tout d’un coup, ça me donne l’impression d’avoir fait un choix. » Derrière ce geste se cache un équilibre entre envie et raison. On savoure la liberté de choisir sans la charge morale ou budgétaire de consommer.
On vit dans une société de contradictions. On veut se faire plaisir mais aussi consommer moins, de façon responsable. Le panier abandonné est ce compromis silencieux : on garde le rêve, on diffère l’acte.
Fanny Parise - anthropologue de la consommation
Dans une période d’inflation, cette hésitation prend une autre dimension. Le panier devient une façon de gérer la frustration. Loïc, 38 ans, livreur à Dijon, confirme : « J’ai repéré des baskets à 120 euros. Je les ai laissées dans mon panier. Si je les veux toujours le mois prochain, je les prendrai. Sinon, je saurai que ce n’était pas un vrai besoin. »
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Le panier, miroir culturel
Sur TikTok aussi, les paniers abandonnés ont trouvé leur place. La créatrice @girlboss_store, qui vend de la papeterie et des agendas, s’amuse de cette manie collective : « Quand t’as cru que t’avais une commande… mais en fait c’était un panier abandonné. »

Certaines marques ont flairé le filon. La marque québécoise @selfcarebybloom, qui propose des cosmétiques vegan, a un jour envoyé à une cliente son panier oublié, accompagné d’un mot malicieux : « On est capables de savoir ! » La vidéo publiée pour Danielle, la cliente, a cumulé près de 48 000 vues. Signe que les gens s’y reconnaissent, d’une façon ou d’une autre.

Le panier abandonné incarne une « économie morale du désir. » Dans un monde saturé d’offres et d’incitations, le fait de ne pas acheter, tout en gardant la possibilité de le faire, devient une manière de reprendre le contrôle. Ce contrôle passe par la mise à distance. « C’est un compromis typique du capitalisme responsable : on garde l’ivresse du choix, tout en s’accordant une amnistie morale : "Je n’ai pas acheté" », souligne Fanny Parise.
Le panier abandonné s’inscrit en réalité dans une longue histoire de la retenue. Ce rapport entre désir, besoin et morale traverse les siècles. Comme le rappelle Pierre-Marie Morel, professeur d’histoire de la philosophie ancienne à l’Université Paris 1, dans un article publié le 1er septembre 2023 (Les philosophies anciennes et l’économie, entre désir et besoin), « les philosophes de l’Antiquité grecque et romaine ont toujours regardé avec méfiance les activités économiques ». L’accumulation matérielle y était perçue comme moralement dangereuse, car directement liée à la satisfaction des désirs et à la recherche d’intérêts personnels. Déjà, Aristote distinguait le chrématistique, l’art d’accumuler sans fin, du simple usage nécessaire. Épicure prônait la maîtrise du plaisir, les Stoïciens la tempérance.
Le panier virtuel, avec sa promesse suspendue, rejoue à sa façon cette vieille tension : désirer sans céder, savourer sans posséder.
Références :
- La Fevad (Fédération du e-commerce et de la vente à distance) - Les chiffres : Predictive logistics
- Sciences, Philosophie, Histoire – UMR 7219, laboratoire SPHERE - Éthique et économie dans les philosophies anciennes
[Photo de couverture : Almas Salakhov]
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