Mort numérique : quand nos données nous survivent
Au moment du deuil, la présence d’un défunt en ligne peut être à la fois un soutien et une blessure. Que doit-il rester d’une vie numérique après la mort, et qui en décide ?
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Alors que vous traversez un deuil, vous ouvrez Facebook, Instagram ou LinkedIn… et l’algorithme vous suggère le profil de la personne disparue. Pour certains, c’est un souvenir précieux. Pour d’autres, une piqûre douloureuse. Au-delà de l’émotion, cette expérience pose une question éthique centrale : que doit-il rester d’une vie numérique après la mort, et qui en décide ?
La mort numérique désigne la persistance de l'identité et des données numériques d'une personne après son décès physique. Qu'il s'agisse de comptes de réseaux sociaux, d'e-mails, de photos stockées sur des services cloud ou d'historiques de navigation, toutes ces informations continuent d'exister en ligne, même si la personne n'est plus là pour les gérer.
En 2019, l’Institut d’Internet d’Oxford prévoyait que « d’ici à 2070, le nombre de comptes de personnes décédées sur Facebook aura dépassé celui des personnes vivantes ». Plus récemment, le blog du réseau privé virtuel ExpressVPN (en reprenant la même méthodologie) estimait que « d’ici à 2100, il y aura, aux États-Unis, deux fois plus de comptes de personnes décédées que de vivants ». Pour la France, cette estimation est de 106 millions de profils pour 68 millions d’habitant·es.
Que dit le droit ?
En Europe, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) régit le respect des données personnelles sur le Web. Mais il y a un problème :
Le considérant 27 de son préambule précise que le RGPD ne s'applique pas aux données à caractère personnel des personnes décédées.
Régis Chatellier, chargé d’études, usages et prospective au sein du Laboratoire d’innovation numérique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
Régis Chatellier indique toutefois que le RGPD « ouvre la possibilité aux États membres d'établir leurs propres règles en la matière ». En France, c’est l’article 85 de la loi Informatique et libertés qui fixe le principe : chacun·e peut, de son vivant, décider du devenir de ses données après sa mort.
Ces décisions peuvent prendre deux formes :
- Des directives générales : elles s'appliquent à l'ensemble des données et « s’apparentent à un testament », précise Régis Chatellier. Elles peuvent être enregistrées auprès d’un tiers de confiance. Si rien n'est prévu, ce sont les héritier·es qui décident. « Ce tiers de confiance n’a accès qu’aux données nécessaires à l’application des volontés » note Lucas Segal, avocat spécialiste du droit des médias et des données personnelles. « Le but est de ne pas violer la vie privée du défunt ou de proches encore vivants ».
- Des directives particulières : transmises directement à un service numérique pour appliquer la marche à suivre concernant le compte. Elles sont régies par les conditions générales d'utilisation. Elles permettent de préciser concrètement ce qu'il adviendra d'un compte après le décès : suppression complète, transformation en page commémorative...
En l’absence de directives explicites, les héritier·es doivent fournir des justificatifs (acte de décès, lien de parenté) et attendre la décision de la plateforme, un processus qui est généralement plus long et incertain.
Que proposent les réseaux pour les utilisateurs·rices décédé·es ? Cliquez sur le nom d'un service pour en savoir plus :
Un cadre « assez précis, qui laisse la liberté aux gens de décider de l’avenir de leurs données personnelles et de leur identité numérique », juge Lucas Segal.
Trouver l'équilibre entre droit à l'oubli et souvenir
Le droit fixe un cadre, mais il ne résout pas la dimension humaine.
Le principal dilemme est de trouver un équilibre entre le souvenir des proches et le droit à l’oubli du défunt.
Régis Chatellier
Ces dilemmes ne datent pas d’hier : cemetery.org, le premier « cimetière numérique » est apparu dès 1995. Mais l’ampleur des traces laissées aujourd’hui change la donne. Nos vies sont désormais partagées, commentées, documentées sur de nombreux réseaux.

« Le droit à l’oubli, qu’en droit on nomme droit de suppression ou d’opposition, s’applique après la mort. Et il peut être exercé par les héritiers », explique Lucas Segal. De la même manière qu’en France une personne a le droit de disparaître, ce droit peut aussi s’appliquer au numérique. Le RGPD lui-même prévoit la suppression automatique des données d’un site après une certaine période d’inactivité, bien que cela soit rarement appliqué pour les comptes de réseaux sociaux.
« Une personne de mon entourage a perdu son enfant par suicide. C’est à travers la vie numérique de cet enfant qu’elle a pu découvrir ce qu’il aimait, les sujets dont il parlait sur les réseaux, mais aussi ses films et séries préférés », témoigne Florie Marie, consultante en stratégie et ancienne présidente du Parti pirate international. Pour les proches, ces traces numériques peuvent être un lien vital, une source de réconfort et de compréhension.
Pourtant, la suppression n'est pas toujours la solution. Certaines entreprises comme iProtego ou Repos Digital se sont spécialisées dans l’accompagnement post-mortem, proposant la fermeture des comptes, la récupération de certains contenus, ou l’organisation de l’archivage. Car derrière un simple clic sur "supprimer", il y a parfois une seconde perte.
Le numérique est fragile, la mémoire stockée peut disparaître du jour au lendemain (fermeture d'une entreprise, oubli d'un mot de passe, abonnement non payé) avec le risque de perdre une deuxième fois ce qui nous liait au défunt.
Régis Chatellier
Le numérique comme témoin de l'histoire
Les traces numériques ne concernent pas que l’intime. Elles participent aussi à la mémoire numérique collective. Supprimer ces contenus, c’est parfois effacer des débats, des créations, des témoignages.
Certains posts, certains écrits sur le Web, relèvent de ce qu’on appelle en droit les œuvres de l’esprit.
Lucas Segal
Florie Marie le souligne : « Aujourd’hui, le Web se construit principalement sur les interactions. Les supprimer, c’est effacer une partie de notre histoire. » Elle évoque la vague de suppressions de comptes sur X (ex-Twitter) après l’arrivée d’Elon Musk : « Combien de réponses, combien d’œuvres, combien de discussions publiques ont disparu ? »
Faut-il pour autant tout conserver ? Pas nécessairement. « Aujourd’hui, la majorité des personnes qui décèdent sont âgées et n’ont pas construit toute leur vie avec le numérique. Avec le temps, ce sera de moins en moins le cas » relativise Régis Chatellier. Toutes les traces n’ont pas la même valeur, ni la même utilité pour les proches ou pour la société.
Il est nécessaire de se poser la question de la valeur que l’on accorde à nos identités numériques. Il faudrait d’ailleurs que les citoyens soient plus sensibilisés à cette question, pour pouvoir anticiper ce qu’il restera de nous après notre départ.
Florie Marie
L’enjeu est de rendre le choix explicite et anticipé. Définir qui pourra accéder à quoi, pendant combien de temps, et pour quelle finalité. Les outils existent :
- Directives générales ou particulières.
- Paramétrages dans les comptes : par exemple sur Facebook, désigner un·e contact légataire. Sur Google, définir un·e gestionnaire de compte inactif.
- Recours à un tiers de confiance.
La CNIL propose une page en ligne pour préparer sa "mort numérique", intitulée « Mort numérique : peut-on demander l’effacement des informations d’une personne décédée ? ». Le 15 octobre 2025, son Laboratoire d’innovation a publié « Nos données après nous », un cahier consacré aux données post-mortem.
« Le rapport à la mort numérique va évoluer mécaniquement. Les futures générations auront passé une grande partie de leur vie sur le numérique. Le devenir de leurs données devrait alors entrer naturellement dans leur réflexion. » conclut Régis Chatellier.
Le numérique représente 4,4 % de l’empreinte carbone nationale, annonce l’Ademe (Agence de la transition écologique) le 9 janvier 2025.
Un chiffre qui a presque doublé en cinq ans. Une hausse en partie expliquée par l’impact croissant des data centers, passés de 30 à 46 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) numériques entre 2020 et 2024. À l’échelle mondiale, les centres de données sont responsables de 2 % des émissions de GES, un niveau équivalent à celui du transport aérien. L’étude de l’Oxford Internet Institute (OII) sur les personnes décédées sur Facebook estime le stockage moyen d’un compte à 1 Go par profil. En utilisant les données recueillies par l’étude d’ExpressVPN (qui a appliqué la même méthode que l’OII), on peut estimer le nombre de comptes de personnes décédées sur les réseaux sociaux à 150 millions. Selon l’Ademe, le stockage d’1 Go de données consomme environ 0,28 kg de CO₂/an. Ainsi, la consommation estimée annuelle liée au stockage des données des personnes décédées serait de 42 Kt/an*.
Un nombre non négligeable, mais qu’il faut remettre en perspective. En effet, selon The Shift Project, think tank pro-décarbonation fondé par Jean-Marc Jancovici, la consommation annuelle de vidéo et de streaming en ligne représente 300 Mt/an. « L’essentiel de l’impact du numérique ne repose pas sur "les données mortes". Le streaming ou l’utilisation croissante de l’intelligence artificielle y contribue bien plus », nuance Florie Marie.
A noter : le stockage des données d'un compte sur les réseaux sociaux ainsi que le nombre de comptes de personnes décédées sont des estimations. Le résultat est donc à prendre de manière indicative, comme un ordre de grandeur.
Références :
- Oxford Internet Insitute - Are the dead taking over Facebook ? A Big Data approach to the future of death online
- ExpressVPN - Réseaux sociaux : les comptes de personnes décédées
- CNIL - Mort numérique : peut-on demander l’effacement des informations d’une personne décédée ?
- LINC - Cahier innovation et prospective « Nos données apèrs nous : De la mort à l’immortalité numérique, usages et enjeux des données post mortem »
- Laboratoire d'Innovation Numérique de la CNIL (LINC) - Données post-mortem : y a-t-il une vie numérique après la mort ?
- Facebook - Ce qu’il advient de votre compte Facebook en cas de décès
- Google - Envoyer une demande concernant le compte d'un utilisateur décédé
- LinkedIn - Membre LinkedIn décédé
- Legifrance - Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, Chapitre V, article 85
- ADEME - Actualisation des chiffres de l'impact du numérique en France
- The Shift Projet - Climat : l'insoutenable usage de la vidéo en ligne
- Comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) - Avis n°3 - Agents conversationnels : enjeux d'éthique, 2021, 7.Agents conversationnels et la mémoire des morts, p.14
[Photo de couverture : Mathew MacQuarrie]
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