L'European Accessibility Act fera-t-il enfin progresser l'accessibilité numérique en France ?

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L'European Accessibility Act fera-t-il enfin progresser l'accessibilité numérique en France ?

Entré en vigueur le 28 juin 2025, l’European Accessibility Act (EAA) établit pour la première fois des obligations communes d’accessibilité numérique à l’échelle européenne. En France, cependant, l’empilement des lois et l’absence de contrôles systématiques limitent encore l’impact concret de ces avancées.

« Ce n’est pas du tout ce qu’on lui demandait ! » s’agace Florent Mégélas, formateur en accessibilité numérique d'une quarantaine d'années, atteint d’une ptose du front qui obstrue sa vision. Face à lui, Madame Schneider, lunettes noires et jogging, apprend à mieux utiliser son iPhone. Tous deux vivent avec une cécité avancée et chaque semaine, ils se retrouvent pendant plus d’une heure pour configurer l’appareil pas à pas.

À l’entrée du bureau, une plaque discrète indique : Association Valentin Haüy (AVH) – Comité de Paris. Assis sur un ballon de gym rose, son siège de travail, Florent manipule l’écran de son téléphone avec aisance. Son bureau est sobre : murs gris, linoléum usé, portes standard. Quelques détails trahissent son handicap : un clavier aux touches surdimensionnées et bombées, un dispositif de navigation sans souris, un afficheur braille et, sous la table, un chien-guide endormi.

« J’aimerais que mes rendez-vous s’affichent dans mon agenda », répète Madame Schneider. Guidés par VoiceOver, le lecteur d’écran d’Apple qui énonce chaque action, ils avancent méthodiquement. Un balayage du doigt explore l’écran, un double tap confirme le choix. Lorsque la synthèse vocale annonce « Rendez-vous ajouté au calendrier », le visage de Madame Schneider s’illumine. La séance, qui dure généralement 1 h 30, touche à sa fin. Ces sessions se déroulent soit dans ce bureau, soit dans l’une des deux salles de l’association équipées de PC adaptés : claviers agrandis, dispositifs sans souris, listes de raccourcis clavier et logiciels de lecture d’écran comme NVDA (NonVisual Desktop Access).

Une accessibilité des sites web qui stagne

Formateur à l’AVH Paris depuis 1994, Florent Mégélas accompagne chaque année une centaine de personnes comme Madame Schneider. « Un site accessible doit permettre l’usage de raccourcis clavier et des champs lisibles par un lecteur d’écran », explique-t-il en montrant un site mal conçu, où une fenêtre de cookies reste illisible pour son clavier braille et son logiciel de lecture. Grâce au clavier, l’utilisateur·rice navigue en suivant les instructions vocales de la synthèse d’écran.

L’AVH soutient au quotidien les personnes déficientes visuelles à travers des activités comme l’informatique, le braille ou la locomotion, en lien avec des structures médicales. « Avec la dématérialisation généralisée, le numérique est une marche forcée pour les personnes déficientes visuelles », constate Manuel Pereira, responsable du pôle accessibilité de l’association. Pourtant, les progrès stagnent. « L’accessibilité des sites Web tend à stagner, voire à régresser, en raison de leur prolifération rapide », souligne Gilles Loriot, responsable du club informatique de l’AVH.

Pour remédier à cette situation, la Commission européenne a adopté l’European Accessibility Act (EAA), en vigueur depuis le 28 juin 2025. Cette directive impose à toutes les entreprises, grandes ou petites, de rendre leurs services numériques accessibles, avec des critères techniques précis, comme la navigation au clavier ou la compatibilité avec les lecteurs d’écran. « Sur le papier, c’est une avancée majeure », reconnaît Manuel Pereira.

Pour faire respecter la loi et souligner l’importance de l’EAA, des associations soutenues par apiDV (Accompagner, Promouvoir, Intégrer les Déficients Visuels), qui œuvre pour l’inclusion des personnes aveugles et malvoyantes, et Droit Pluriel, spécialisée dans l’accès au droit des personnes en situation de handicap, au sein du collectif de juristes Intérêt à Agir, a mis en demeure quatre grands distributeurs, Auchan, Picard, Carrefour et E. Leclerc, en raison de l’inaccessibilité de leurs sites internet.

Après cette mise en demeure de juillet 2025, Picard a reconnu certaines lacunes, publié des audits d’accessibilité et promis des améliorations. Carrefour, revendiquant un site « 71 % accessible », s’est engagé dans un plan de mise en conformité. E. Leclerc affirme être conforme, une position contestée par l’association. Aucun distributeur n’a admis d’erreur ni garanti une conformité immédiate, et des actions judiciaires sont considérées en cas d’inaction. En priorité, le collectif rappelle que son action vise à la fois la mise en conformité des sites et la sensibilisation des entreprises et du public à l’inclusion numérique.

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Un millefeuille législatif

Ces plateformes se bloquent souvent à des moments critiques, comme le paiement ou la validation, rendant l’expérience sur ces sites « théorique mais non fonctionnelle » selon Erwan Robbe, juriste et chargé de coordination du pôle justice sociale pour Intérêt à Agir. Il ajoute que la législation française, qualifiée de millefeuille et dont « le régime de contrôle et de sanction est illisible », reste complexe. Depuis 2005, la loi française impose l’accessibilité des services publics en ligne, mais de nombreux sites demeurent inutilisables.

L’EAA s’ajoute à ce cadre, déjà renforcé par la loi pour une République numérique (2016) et un décret de 2019 pour les grandes entreprises. Beaucoup découvrent ces obligations tardivement et s’embrouillent dans les échéances : « La date limite était le 28 juin 2025, mais certains pensaient avoir jusqu’en 2026 », explique Luce Carević, experte en accessibilité numérique et directrice des opérations chez Access42 (entreprise coopérative française pour l’accessibilité numérique).

L’EAA ne prévoit pas de sanctions directes, celles-ci devant être transposées dans le droit français. La DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes) peut déjà imposer des astreintes financières et des amendes administratives, jusqu’à 380 000 euros maximum. « Pour les très grandes entreprises, ce montant n’est pas dissuasif », insiste Luce Carević. « On est sûrs de gagner en cas de procès, et elles paient », affirme un juriste. La DGCCRF peut publier les noms des entreprises sanctionnées, mais manque d’effectifs et de coordination. L’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), chargée de contrôler le secteur public et les grandes entreprises, a vérifié moins de 500 sites publics en deux ans selon les associations. « L’EAA mettra du temps à produire un impact réel », souligne Gilles Loriot.

Les échanges entre les acteurs économiques concernés et les associations de terrain révèlent une prise de conscience. Mais les progrès restent lents, freinés par le manque de formation, une culture peu inclusive et une faible sensibilisation des développeurs·ses. « On a testé le site de la ville de Paris : ça n’allait pas. Beaucoup de choses ont été corrigées, mais il reste du travail », explique Gilles Loriot. L’EAA ouvre une nouvelle ère, mais sans contrôles rigoureux ni accompagnement, elle risque de rester lettre morte.

Références :

[Photo de couverture : Mohamed Marey]

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