Testez mieux, testez responsable à l’heure des limites planétaires

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Jérémy PASTOURETJérémy PASTOURET

12 min

Testez mieux, testez responsable à l’heure des limites planétaires

Développer un service numérique, c'est aussi se préoccuper de la qualité logicielle, effectuer des tests... une démarche essentielle pour prolonger la durée de vie d'un outil numérique. Guillaume Kerrien et Lydie Huon, membres du groupe Qualité Durable du blog la Taverne du Test, partagent leur expérience.

Interview

Lydie Huon

Coach agile - Yeita (le collectif produit aux milles facettes!)

Agiliste depuis le quasi-début de ma carrière, de développeuse à coach agile en passant par product owner, je contribue aujourd'hui à sensibiliser et accompagner les organisations pour que nos produits numériques s'inscrivent dans un contexte de ressources limitées et éthique.
Compétences: Agent du changement, facilitation d'intelligence collective, formatrice en agilité et bientôt produit numérique responsable
Communautés: Qualité durable, Boavizta, Agile tribu
Réalisations principales: co-fondatrice #demain c'est maintenant, orga agile france (2018-2019)... Contributrice sur la formation 'Qualité Durable'

Interview

Guillaume Kerrien

Expert en numérique responsable et en éco conception - Toulouse Métropole

Je travaille pour Toulouse métropole depuis plus de 3 ans, avec pour mission de déployer la feuille de route numérique responsable de la collectivité.
Compétences: Ecoconception, Qualité logicielle, formation et sensibilisation, bilan carbone du numérique
Communautés: Qualité durable, RGESN, INR, Good IT
Réalisations principales: Créateur du jeu Fair Num (2022), de l'offre 'Testing is a Game (2017)', Contributeur sur la formation 'Qualité Durable'

Tous les deux seront présent·es à la JFTL 2025 (Journée Française des Tests Logiciels), le 17 juin au Beffroi de Montrouge. Leur conférence, intitulée "Kit de survie du testeur en éco-conception", est à suivre à 14h30.

Cet événement annuel dédié aux passionné·es des tests informatiques, organisé par le CFTL (Comité Français des Tests Logiciels), s'étend sur deux jours. La journée du 16 juin est consacrée aux tutoriels, et celle du 17 permet aux participant·es d'assister à diverses conférences.

Celles·eux qui s'intéressent au numérique responsable pourront assister à l'intervention de Lydie et Guillaume, ainsi qu'à la conférence de Tristan Nitot : "Faire tourner le numérique de demain sur le matériel d'hier".

En quoi consiste la qualité logicielle lorsqu'on développe un service numérique ?

Illustration de tests automatisés sur GitHub Actions

GK : On peut séparer qualité produit et qualité d’usage. Il faut penser le logiciel comme un produit et tester toutes ses composantes : les fonctionnalités comme les caractéristiques non fonctionnelles (performance, sécurité, accessibilité…).

Mais un service numérique, c’est parfois plusieurs logiciels utilisés et entremêlés. Il faut donc considérer la qualité logicielle selon l’usage : satisfaction des utilisateurs·rices, utilité et pertinence. Pour mesurer la qualité produit ou d’usage, on va faire appel à diverses méthodes de « test » : test logiciel, test utilisateurs·rices, revue documentaire, bilan d’usage, enquête…

LH : Je rejoins complètement Guillaume sur les 2 aspects de la qualité logicielle. Il y a d'un côté la réalisation technique : est-ce que le service fonctionne? Et la satisfaction à l'usage, car qu'y a-t-il de pire qu'un logiciel parfait non-utilisé ? Je laisse de côté les marchés captifs où le seul moyen obligatoire est totalement buggué... (coucou les impôts ! Bon, ça s'est tout de même beaucoup amélioré ces dernières années). Si j'extrapole, la qualité du logiciel débute à la phase de découverte, lorsqu'on décide quel besoin utilisateur·rice notre service va adresser.

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La qualité logicielle prend-elle en compte les aspects éthiques comme la protection des données personnelles ?

GK : D’un point de vue sécurité, oui (conformité RGPD, niveau de sécurité pour des données de santé par exemple). Mais l’éthique est encore très peu abordée de mon point de vue. On voit quand même apparaître des cadres de bonnes pratiques sur les volets environnementaux et éthiques (ex : INR, Ekitia, AFNOR, Arcep…). Il y a même de plus en plus d’outils pour tester, au moins sur le volet environnemental.

Tout l’enjeu, c’est que ces bonnes pratiques soient prises en compte par les communautés de testeurs·ses. Ce n’est pas encore le cas, car on ne leur demande pas de tester ces aspects. A noter que l’IA générative rend ces problématiques encore plus critiques.

LH: Je vais élargir la notion d'éthique au respect de l'utilisateur·rice. Aujourd'hui se livre une guerre de l'économie de l'attention : qui aura la plus grosse part de notre temps de cerveau disponible? Le plus grand concurrent de Netflix n'est pas Prime et consorts, c'est notre sommeil... quand le produit numérique commence à challenger la santé physique et mentale, pour moi c'est un problème éthique.

Un exemple de dark pattern (design douteux) : je publie un post sur mon réseau préféré. Dans les heures / jours qui suivent, combien de fois vais-je vérifier s'il a généré de l'engagement ? Je n'ai pas compté, mais la réponse se situe entre énormément et beaucoup trop. Les indicateurs comme les "likes" viennent activer le circuit de la récompense : au delà du trouble comportemental, ça peut dériver vers de la manipulation. Consulter le référentiel des Designers Ethiques et intégrer les pratiques indiquées dès la conception est un bon réflexe pour éviter de tomber dans les dark patterns.

Qu'en est-il des questions d'inclusion et d'accessibilité dans la conception ?

GK: Le RGAA (Référentiel général d'amélioration de l'accessibilité) a permis d’amener un cadre normé très utile pour challenger les services numériques sur le niveau d’accessibilité technique. J’ai l’impression que de plus en plus d’organisations qui déploient des services Web s’emparent du sujet.

Mais il y a encore une dette technique importante. Et une difficulté plus large à penser l’accessibilité dès la conception, en identifiant les risques liés à la fracture numérique. Il faudrait penser les "personas" (futurs utilisateurs·rices) dans leur grande diversité dès la conception. On estime que 13 millions de français·es sont en difficulté avec les usages numériques du quotidien (les démarches en ligne en premier lieu), parallèlement à l’accélération de la dématérialisation.

LH : Certaines entreprises comme Disneyland ou SNCF Connect & Tech ont vu le taux de fréquentation de leur site Web augmenter grâce à une mise en conformité d'accessibilité. Ce qui, pour l'un, aurait généré une augmentation de fréquentation du parc d'attraction de 13%, et pour l'autre une augmentation du taux de conversion. Donc on améliore l'inclusion, l'image de marque et le sacro-saint ROI (Return On Investment - retour sur investissement)... qu'attend-t-on de plus?

Pouvez-vous expliquer la différence entre qualité logicielle et qualité durable ?

GK: La qualité logicielle analyse le niveau de risque que le produit ait des défaillances. La qualité durable va plus loin car elle englobe les enjeux environnementaux, éthiques et sociétaux. Est-ce pertinent d’avoir un service numérique très bien conçu mais qui n’a que peu d’utilité ? Ou qui génère des risques éthiques ou environnementaux ? Il s’agit de considérer des exigences liées au développement durable comme nouveaux axes de mesure de la qualité d’un logiciel/service.

LH : La qualité durable, c'est le croisement entre qualité logicielle, agilité et développement durable. Il s'agit de développer le bon produit à un rythme soutenable, en prenant soin des utilisateurs·rices et en gardant en tête une certaine frugalité. Par frugalité, j'entends des fonctionnalités utiles, utilisables, utilisées, tout en restant vigilant aux ressources qu'elles consomment et au poids qu'elles font.

Comment embarquer l'ensemble des personnes d'une équipe avec ces concepts de qualité logicielle et durable ?

GK: Les cadres de bonnes pratiques sont un excellent moyen de s’entendre sur un vocabulaire, des exigences, une façon de procéder. Former et sensibiliser, c'est aussi très important évidemment. Pour ma part, je m’appuie sur le RGESN (Référentiel général d'écoconception de services numériques) et le RGAA, en complément de la norme ISO 25000.

LH : Sensibiliser aux impacts du numérique, former aux bonnes pratiques d'éco-conception, craftmanship, devops, finops, produit... la plupart de ces démarches sont adoptées aujourd'hui pour faire des économies financières. Je vois le challenge ailleurs : comment convaincre que le productivisme et la définition de la réussite que nous avons aujourd'hui ne sont pas compatibles avec les limites planétaires ?

Les utilisateurs·rices finaux·ales ont-ils·elles des moyens d'accéder à des informations prouvant ce niveau de qualité tout au long de la vie du service numérique ?

GK : On voit de plus en plus de déclarations d’écoconception basées sur le RGESN. Cela peut donner des indications du niveau d’écoconception, mais reste déclaratif et pas encore très harmonisé. Même principe sur le RGAA. Il y a aussi des outils comme Greenspector ou EcoIndex qui permettent de tester en direct certaines métriques environnementales.

LH : Honnêtement, ça me parait complexe de garantir ça sans tomber dans le bullshit. Alors on fait confiance à la personnalité, la marque, l'équipe qui a travaillé sur le produit.

Comment s'assurer que les principes de qualité logicielle et durable sont bien suivis ?

GK : Il faut des équipes formées. J’espère interpeler la communauté des testeurs·ses en juin pour revendiquer un programme de certification à la qualité durable. Ça a pris quelques mois à peine pour en sortir un sur l’IA. J’aime à rêver que la qualité durable soit considérée sur le même plan, voire mieux ! J’aimerais aussi que l’ISO 25000 soit plus explorée. Tous·tes les expert·es du test connaissent très bien la 25010 (qualité produit : fonctionnel, performance, sécurité, portabilité, etc.). Mais peu voire pas du tout les deux autres composantes clés : la qualité des données (ISO 25012) et surtout des usages (ISO 25019), pourtant mise à jour en 2023.

LH : De la même manière que le GR491 propose des règles à intégrer dans les différentes phases de conception, à différents métiers, là on pourrait imaginer préciser des definitions of ready, definitions of done et critères d'acceptation dans ce sens.

Auriez-vous des exemples concrets de résultats en terme de qualité logicielle et durable ?

GK : J’ai travaillé à la conception de certains projets où la dimension matérielle, souvent oubliée, était clé. Par exemple, implémenter une nouvelle solution de gestion de rapports en s’assurant que les tablettes actuelles soient maintenues (et pas rendues obsolètes). Sur un autre projet, nous avons été plus loin en calculant le ROI environnemental du service numérique utilisant des objets connectés et une solution SAAS. Difficile à faire, car en théorie il faudrait des ACV (Analyses du cycle de vie) lourdes en temps et en coût pour faire cela. Nous avons adopté une approche plus simple et rapide, même si plus imparfaite.

LH : Quand j'entends la CPO (responsable du produit) de La Ruche dire : "On ne mettra pas d'IA pour que les utilisateurs mettent des légumes dans leurs paniers, car ça n'a pas de sens", je trouve que c'est une chouette illustration. D'autres exemple de gains chiffrés ont été listés dans un article de Raphaël Lemaire sur le blog Zenika. Il y a également la démarche slow-tech de Frédéric Bordage.

D'autres éléments à ajouter ?

LH : Le challenge est immense. Avec la démocratisation de l'IA générative et le Web3, on observe une accélération : 55 millions de tonnes CO2eq émises par an pour le Bitcoin, ce qui équivaut aux émissions de Singapour (selon La Tribune). Il y a une latence de 20 ans entre les actions menées et les impacts constatés, ce qui rend le problème intangible. S'ajoute à ça le cancel de la science en cours outre-Atlantique, qui a un impact mondial...

Il y a toute la place à l'innovation pour imaginer le futur commun et désirable du numérique. Comme le colibri, chacun peut faire sa part à son échelle. Alors ensemble, faisons de notre mieux pour laisser une planète vivable à nos enfants !

Références :

[Photo de couverture : Sam Albury]

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