Collectif Translucide : "Nous nous contraignons à développer le minimum, voire à retirer des fonctionnalités"

Translucide, créé en 2019, propose des sites Web éconconçus et accessibles dans une optique de sobriété et d'inclusion. Entretien avec la graphiste Maud Subiry et les développeurs Simon Vandaele, Mathieu Vigou Didierjean et Thibault Dugast, tous les quatre membres du collectif.

Domaine

Écologie

Thématiques

DéveloppementWebImpact

Par Jérémy Pastouret

9 décembre 2025

20 min

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Crédit : Collectif Translucide
simon vandaele

Simon Vandaele

Développeur Full Stack & créateur du CMS Translucide

Créateur du système de gestion de contenu (CMS) éco-conçu : Translucide. Depuis quelques années, je me spécialise également en accessibilité numérique.

maud subiry

Maud Subiry

Graphiste Indépendante

J'ai ressenti le besoin d'inclure dans ma vie professionnelle mon engagement écologique. Je me suis rapprochée du collectif Translucide en 2021.

mathieu vigou didierjean

Mathieu Vigou Didierjean

Développeur Web Full Stack & Formateur

Certifié Access42 pour l'accessibilité RGAA et anime des formations et ateliers de sensibilisation.

thibault dugast

Thibault Dugast

Développeur Web Full Stack

Je travaille en front et back, certifié Access42 pour l'accessibilité RGAA, et partage aussi mes connaissances via des cours et conférences.

Pouvez-vous présenter Translucide ?

Le collectif Translucide s'est créé en 2019. Nous sommes quatre spécialistes de l'écoconception, réalisant des sites qui correspondent au mieux aux besoins de notre clientèle, tout en limitant au maximum l'impact écologique. Avec plus d’une centaine de sites à notre actif, nous réalisons aussi des sites 100 % conformes au Référentiel général d'amélioration de l'accessibilité (RGAA) pour un maximum d’inclusion. Par ailleurs, nous nous employons à sensibiliser le plus possible aux impacts du numérique (environnementaux, sociaux, sociétaux, cognitifs, etc.).

Pourquoi avoir créé un outil de gestion de contenus éco-conçu ? Quel est le problème avec les outils existants ?

La création d’un nouvel outil écoconçu a été réalisée par Simon. Précurseur dans le domaine, il constate qu’aucun outil de création de sites Web en 2019 (et très peu encore aujourd’hui) n’a été créé, à sa connaissance, avec cette volonté de diminuer son propre impact écologique. Pour cela, dès le début, l’outil (que l’on appelle CMS : Content Management System - outils d’édition de sites Web) a été conçu avec les contraintes suivantes :

  • Avoir le minimum de fichiers (faire le CMS avec seulement deux fichiers s’est révélé trop contraignant). (1)
  • Utiliser seulement des langages de programmation éprouvés (HTML, CSS, PHP et JavaScript), qui resteront valables même après plusieurs années - ne pas prendre de nouveaux langages créés et soutenus par Google, par exemple.
  • Être très efficient pour solliciter le moins possible les ressources des serveurs et le navigateur, évitant ainsi l’obsolescence : réduire la taille et la complexité des modèles de pages, limiter les requêtes à la base de données et minimiser les dépendances extérieures au site (du code qui nécessite d'aller trouver une information sur un autre serveur, et est indépendant de ce que l'on peut contrôler... car ce bout de code peut ne plus fonctionner à tout moment).
  • Avoir une interface d’édition des contenus simple et épurée.
  • Faire simplement : répondre à 80 % des situations - et développer de nouvelles fonctionnalités seulement si nécessaire.

Cette dernière exigence est particulièrement prégnante si on connaît différents outils d’édition de sites Web. WordPress, par exemple, a pour objectif de correspondre au plus de cas d’utilisations possible. On ajoute donc des couches de code par-dessus les précédentes afin de "l'améliorer". Imaginez le nombre de couches rajoutées depuis 2003 : c’est devenu un obésiciel (2) (au même titre que Word et beaucoup d’autres logiciels).

Le CMS Translucide a été créé dans une logique inverse. Nous nous contraignons à garder le minimum de couches, voire à retirer des fonctionnalités. Nous ajoutons une couche ou une fonctionnalité seulement pour un⸱e client⸱e précis⸱e, et si cela semble nécessaire. C’est cette logique qui nous semble la plus pertinente pour préserver l’approche d’écoconception.

Cela amène aussi des contraintes : une personne qui ne connaît pas le HTML, CSS et PHP ne pourra pas construire un site avec le CMS Translucide.

Pourquoi avoir choisi l'Open Source ?

L’open source (6), ou plus exactement le logiciel libre (7), est dans la logique que nous défendons : créer un bien commun qui s’inscrit dans une contradiction avec le régime capitaliste, caractérisé par la privatisation. Translucide existe parce que d'autres ont partagé leur savoir. À notre tour de faire de même.

Pourquoi avoir choisi PHP, alors qu'il ne fait pas partie des langages de dernière génération ?

Un des buts de l’écoconception est de durer dans le temps. Pour appliquer cela, nous avons décidé de rester sur des langages de base du Web (PHP, HTML, CSS, MySQL et un peu de JavaScript quand c’est nécessaire). Cela nous permet d’être compatibles au maximum avec les anciennes versions des navigateurs, et d’être relativement serein⸱es en ce qui concerne l’évolution du code dans plusieurs années. Nous assurons ainsi une longue vie à nos sites, même si nous n’intervenons pas dessus. Cela nous semble bien plus compliqué à assurer avec des langages plus récents.

En réalité, la plupart des hébergements Web grand public proposent ces langages de base du Web. On parle beaucoup des autres langages, mais en réalité, ce sont bien ces technologies éprouvées qui font fonctionner la majorité du Web. Au final, nous, développeurs⸱ses, ne faisons que des pages HTML depuis des dizaines d’années.

Vous proposez des fonctionnalités assez suprenantes comme des horaires d'ouvertures de site : pouvez-vous nous en dire plus ?

On ne met pas beaucoup en avant cette fonctionnalité : il faut aller chercher dans le fichier de configuration pour la trouver. Cette fonctionnalité permet de "fermer" un site (pour qu’il ne soit plus accessible) dans une tranche horaire précise.

Elle s’inscrit dans la même démarche de diminution d'impact. Cette fonctionnalité précise a pour but de sensibiliser les administrateurs⸱rices du site. Nous (citoyen⸱nes dans un pays dit "riche") considérons qu’Internet est là tout le temps et pour toujours. Or c’est une exigence qui demande beaucoup de ressources (matérielles et humaines). Cette fonctionnalité est là pour rappeler qu’il peut en être autrement. On peut même imaginer l’exiger afin de respecter la loi française du droit à la déconnexion (3), qui touche à l’économie de l’attention.

En revanche ce n’est pas une fonctionnalité d’écoconception, comme on pourrait l’imaginer : le serveur (la machine sur laquelle se trouve le site Internet) ne s’éteint pas - du moins, pas avec notre fonctionnalité. Celle-ci ne fait donc pas économiser de l’énergie, ou de façon non significative. Pire, cela nous fait ajouter quelques lignes dans notre CMS... mais elles nous semblent acceptables au vu de l’argumentaire et de cette nouvelle vision du numérique qu’elle révèle.

D’autres fonctionnalités sont aussi là pour servir, informer et sensibiliser l’administrateur⸱rice. Par exemple, lors de l’enregistrement d’une modification dans une page, nous faisons une vérification rapide pour voir si les images ne sont pas trop lourdes. Nous calculons approximativement la note ecoIndex (4) de la page au niveau de son écoconception et nous pouvons même vérifier quelques éléments de la conformité au RGAA (5).

Le plus gros de l’écoconception se fait en amont sur les choix fonctionnels. Mais lors de la réalisation, on essaie de se donner un objectif maximal par page (nombre de fichiers, poids des fichiers et médias) pour contenir les performances d’affichage et d’exécution des pages.

Translucide vous permet-il de vous rémunérer ?

Oui, aujourd’hui il permet à quatre personnes de se rémunérer. Mais cela n’a pas été sans sacrifices et, même aujourd’hui, ce n’est pas encore stable. Lorsque Simon a commencé le CMS, il a passé un an sans aucune rémunération. Aujourd’hui encore, il développe le CMS Translucide de manière principalement bénévole (9) et ce sont les thèmes sur-mesure qui permettent au collectif de se rémunérer.

Aujourd’hui, cela devient de plus en plus difficile. Nous savons que plusieurs entreprises ou micro-entreprises du Web ont déjà mis la clé sous la porte. De notre côté, nous avons ajouté une corde à notre arc : depuis 2 ans, nous nous sommes formés et avons déjà créé plusieurs sites 100 % conformes au référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (5).

Un autre facteur nous a permis de vivre jusqu’ici : nous n’aspirons pas à devenir rentiers. Nous préférons refuser un⸱e client⸱e qui s’inscrit contre notre vision du monde plutôt que de signer un contrat juteux. Certains diront que nous sommes précaires, d’autres que nous avons la chance d’avoir une liberté énorme.

Est-ce encore utile d'éco-concevoir des sites, à l'heure de l'usage massif des IA et agents qui parcourent le Web pour nous ?

On parle beaucoup d’intelligence artificielle en ce moment. Notre constat est que pour le moment, l’IA a beau être imposée (10) dans notre environnement informatique, nous allons toujours sur des sites Web - même s'il est possible d'obtenir beaucoup d'informations (parfois fausses) en demandant à une IA. Par ailleurs, avec les agents de Google qui parcourent le Web 24h/24, 7j/7j depuis le début du référencement d'un site, il est de plus en plus difficile d’être bien référencé face aux grandes organisations (et leur budget marketing) et l’opacité des algorithmes de Google (11).

Beaucoup de sites Web écoconçus que nous construisons aujourd’hui servent de garantie : ils prouvent, détaillent et valorisent l’état d’esprit d’une structure. Exception faite des sites publics qui ont un autre rôle : servir tous⸱tes les citoyen⸱nes.

L’écoconception, c’est aussi fonctionner de la façon la plus sobre. Se passer d’IA est également un gage de sobriété, d’humanité et de qualité à nos yeux. Le numérique pré-essor de l’IA à déjà augmenté notre impact écologique. Une IA nous permettra-t-elle d'accomplir quelque chose qui annulera l’impact qu’elle a eu en étant fabriquée et utilisée ? Nous nous permettons d’en douter.

Le but de notre collectif est de permettre aux humain⸱es d'échanger. En tant que fabricant⸱es d’outils de communication, nous cherchons à réhumaniser ces rapports entre les êtres vivants. Par exemple, nous recommandons souvent de favoriser les rapports humains plutôt que certaines fonctionnalités sur un site. Faire de l’écoconception est, en quelque sorte, un moyen de lutter contre un monde qui s’industrialise toujours plus et détruit les relations humaines, en plus de détruire l’environnement (notamment en aspirant les tréfonds des sols).

Si nous allons un peu plus loin et nous projetons dans un Web où l’IA réorganise les informations glanées sur Internet : a minima, il sera nécessaire de connaître les sources de toutes les données que l’IA reprend, car si l’on peut trouver des informations intéressantes sur Internet, on peut aussi y rencontrer de nombreuses sottises. L’IA n’est pas consciente, elle ne connais pas la signification des mots, elle ne porte aucune responsabilité. Elle est là pour calculer et optimiser. Rappelons que les IA ont été créées par des entreprises qui ont pour but premier d'amasser de l'argent, de capitaliser (12). Il n’est donc pas question d’éthique, d’égalité, ou de nous rendre plus heureux⸱ses (13).

Votre vision du web est radicalement opposée à la tendance actuelle de surproduction de fonctionnalités, contenus... Vous proposez même de la dénumérisation : pouvez-vous nous expliquer comment cela se traduit au quotidien ?

C’est une démarche très simple, il faut simplement oser l’appliquer. Cela répond à la question : "en avez-vous réellement besoin" ? Deux prérequis sont nécessaires :

  1. Nous devons être de bonne foi : notre priorité est de répondre au mieux à notre clientèle en ayant conscience de l’impact qu’a le numérique (esclavagisme, pollution de l’eau, de l’air et du sol... en somme, une détérioration de la vie des êtres humains, des autres êtres vivants et de la planète).
  2. Notre client⸱e doit être de bonne foi : l’écoconception consiste souvent à diminuer la quantité et à augmenter la qualité. Tous ne sont pas prêt⸱es à cela, car il faut se demander pour chaque fonctionnalité : est-ce que j'en ai réellement besoin ?

C’est un exercice où nous aimons aller plus loin que la plupart de nos concurrent⸱es et où nous nous demandons si l’outil, la fonctionnalité vaut le coût induit. L'une des citations préférées de Simon résume bien cela : « La perfection est atteinte, non pas lorsqu'il n'y a plus rien à ajouter, mais lorsqu'il n'y a plus rien à retirer. » (Antoine de Saint-Exupéry)

Pour la dénumérisation, c’est exactement le même principe mais à plus grande échelle : après avoir déterminé si tel outil ou fonctionnalité est utile, nous regardons comment l’appliquer. Bizarrement, dans notre société numérisée, la réponse numérique à un problème n’est pas forcément la meilleure réponse. Dans une société de plus en plus inégalitaire, une feuille et un crayon sont parfois plus inclusifs. Dans une société qui ne se veut pas mortifère, le numérique devrait être un outil qui facilite l'accès à un service pour une population. Et non, comme aujourd'hui, une condition nécessaire pour accéder à un service.

Peut-on encore contribuer au CMS ? Si oui, comment (sans risque de le complexifier ou l'alourdir) ?

Tout à fait, le CMS est disponible sur Framagit (14). Vous pouvez le télécharger, le forker, l’utiliser et même suggérer des améliorations. Pour cela, vous devez respecter la charte de contribution (15). Cette dernière explique l’approche de sobriété voulue avec le projet. En interne, on place les nouvelles fonctionnalités le plus souvent dans les thèmes de nos client⸱es. Si elles s’avèrent vraiment utiles pour tous⸱tes, on les inclut dans le CMS après plusieurs mois d'usage. Mais le plus simple est peut-être de venir nous en parler avant. Vous pouvez nous contacter avec le formulaire et nous vous répondrons avec plaisir.

Le mot de la fin

Prenons le temps de répondre à la question « Est-ce l’avenir que je veux créer pour moi, mes enfants, mes nièces et neveux, et mes proches ? »

Références :