Quand notre droit à la déconnexion se transforme en business

Soutenez un média indépendant

Reportages, enquêtes, initiatives et solutions en accès libre : pour un numérique plus responsable, notre rédaction compte sur vous.

Valentin ChomienneValentin Chomienne

8 min

Quand notre droit à la déconnexion se transforme en business

De plus en plus d'acteurs économiques se saisissent de la déconnexion comme d'un nouveau business, et s'en servent pour améliorer leur image publique. Décryptage d'un phénomène qui transforme nos pauses digitales en sources de profit.

L'article que vous allez lire a nécessité 2 journées de travail.

Pour vous, il est gratuit. Pourtant, il a coûté 300€

Oui, il existe des mini-lits pour smartphones commercialisés par Ikea aux Émirats Arabes Unis, comme l’a relaté, jeudi 16 octobre 2025, le service Consommation de BFM et RMC. Ces petites structures design sont censées aider leurs propriétaires à poser leur téléphone, en le bordant littéralement au moment où elles·eux-mêmes s’en vont rencontrer Morphée.

Introducing The Phone Sleep Collection
Phone Sleep Collection / Ikea UAE - YouTube

Voici l’une des nouvelles preuves de la marchandisation de la déconnexion, généralement présentée, à raison, comme un droit à acquérir... mais devenue au fur et à mesure un business comme un autre.

Cette nouvelle économie voit fleurir en son sein de nombreuses applications de blocage de téléphone. Ainsi, Freedom, forte de plus d’un million de téléchargements, promet de bloquer les distractions et de contrôler son temps d’écran. Son homologue Forest s’affiche pour sa part dix fois plus téléchargée et exhorte ses utilisateurs·rices en ces termes : « Soyez productifs ». Ces applications, auxquelles s’ajoute aussi AppBlock, font de la déconnexion une valeur marchande.

How can Freedom help you? O Break Bad Habits Permanently block yourself from certain content Find Tech Balance Block distractions to improve your mental health and sleep Be More Productive Block distractions while working to stay focused
Capture d'écran de l'application Freedom
Si vous utilisez votre téléphone, votre arbre se flétrira. Je vais me concentrer
Capture d'écran de l'application Forest
Bienvenue sur AppBlock Reprenez le contrôle de votre temps d'écran. Allons-y
Capture d'écran de l'application AppBlock

Le secteur de l’édition non plus n’a pas manqué le coche. Avec Arrête de scroller pour de bon !, publié le 1er octobre, le mentaliste Charlie Haid livre sa méthode pour « se libérer durablement » de l'emprise de son smartphone. Pour 15.90 €, les lecteurs·rices pourraient se déconnecter plus facilement. De manière globale la lecture, généralement perçue comme l'activité de déconnexion par excellence, profite de la situation comme le montre le « boom inattendu » des ventes de liseuses Kindle sur Amazon. BFM TV, une fois encore, relaye l’information le 7 octobre : « Cela reflète le phénomène global de recherche de déconnexion », témoigne Kevin Keith, responsable des produits de la firme de Bezos.

"Déconnectez, lisez !"

D’ailleurs les reading party, ces séances de lecture collectives, sentent le vent dans leur dos dans le contexte de cette nouvelle économie. Ainsi, début septembre, un grand événement du genre était organisé au huitième étage de l’Opéra Bastille, dans le 12ème arrondissement de Paris. « Déconnectez, lisez ! », scandaient les organisateurs, à savoir l’Opéra national de Paris, les éditions Points et le Offline Club. Cette « première reading party géante » ne visait pas à engranger de l’argent directement mais ressemblait bien davantage à une opération de communication.

Car voici l’un des enjeux principaux de cette économie : la déconnexion ne s’achète pas réellement. Certes, des spas, lieux de restauration et centres de soin peuvent facturer des services brandés no phone. Mais, le volet communicationnel paraît essentiel. La déconnexion s’affiche comme une valeur positive, non-offensive et humaine. Par conséquent, toutes les sociétés commerciales peuvent chercher à s’y identifier pour améliorer leur image publique, dans une sorte de mouvement de off washing (en référence au green washing, plus connu).

Stefania Tsakiraki se trouve aux premières loges pour observer ce business en pleine expansion. Elle a co-fondé l’antenne parisienne du Offline Club (structure visant à promouvoir la déconnexion) et est devenue « city leader » au début du mois d’octobre. « C’est un métier à temps plein pour moi, de promouvoir les actions de déconnexion. C’est un vrai business, on fait du B2B, des collaborations avec des musées, etc. C’est passionnant mais c’est très intense. » raconte cette femme de 34 ans originaire de Grèce.

Illustration Faire un don

Cet article est gratuit

Aidez-nous pour que ça le reste !

Je fais un don

Le succès du Offline Club

Le concept du Offline Club est né aux Pays-Bas, en 2022. « Le paradoxe c’est qu’avec leur discours de déconnexion, ils sont devenus viraux sur Instagram. » se rappelle Stefania Tsakiraki. « C’est un mouvement global désormais, présent dans une quinzaine de villes en Europe mais avec des listes d’attente un peu partout dans le monde. » À grands coups de creative coffee, de brunch et dîner, ces clubs font œuvre d’évangile avec la déconnexion. Moyennent des billets de participation « entre 9 € 50 et 15 € à Paris » d’après la city leader.

Première édition de Paris Hors-Ligne, le 22 juin 2025 (Crédit photo : Paris Hors-Ligne)

En réalité, la capitale française fait désormais partie des places fortes de cette économie de la déconnexion. Même la municipalité s’y met. Elle a en effet co-organisé, fin juin, l’événement Paris Hors-Ligne avec l'agence digitale My Little Paris. Une cinquantaine d’établissements de la ville, des cinémas, un musée et des restaurants (entre autres) se sont joint au mouvement, avec plusieurs activités proposées, comme des jeux de cartes.

On touche plus son téléphone que les gens autour de nous !

Anaïs Peignier

Anaïs Peignier, à la direction générale de l’agence digitale My Little Paris, explique : « Les commerçants se retrouvent parfois en difficulté car l’écran s’interpose entre eux et les acheteurs. On ne veut pas bannir le numérique mais juste s’en sevrer un peu. Il peut faire partie de la solution, pas forcément du problème. Le digital, on s’en sert comme d’une caisse de résonance pour porter notre message de déconnexion. »

"La transformation du secteur du dating"

On retrouve ainsi dans la liste des partenaires de Paris Hors-Ligne, de façon plutôt étonnante, l’application de rencontre française Happn. Cette dernière dépend évidemment du numérique puisqu'elle est utilisée exclusivement sur smartphone. Certes, son slogan (« Se croiser, se retrouver ») insiste sur l’importance de la réalité dans son expérience. Happn présente en effet à ses utilisateurs·rices des profils de personnes croisées IRL (In Real Life, c'est-à-dire dans la vie réelle) auparavant. Mais, sans connexion, l’application n’existe pas. Alors, pourquoi défendre le fait de se débrancher ?

« On essaie de faire un maximum d’événements dans la vraie vie » indique Claire Rénier, directrice de la communication d’Happn. « Et c’est assez logique pour nous puisque notre application ne peut fonctionner que si les gens sortent de chez eux et croisent d’autres utilisateurs. De plus, cette tendance à la déconnexion accompagne la transformation de notre secteur du dating. »

Les célibataires d’aujourd'hui ne se retrouvent plus vraiment dans la promesse des applications faite il y a une dizaine d’années et donc on doit s’adapter.»

Claire Rénier

L’exemple d’Happn montre les possibles contradictions ou, à tout le moins, les tensions rencontrées par les acteurs du numérique face à ce phénomène. Chacun doit réussir à trouver sa position et son équilibre.

« Je ne pense pas qu’à l’avenir on va disparaître des smartphones, en effet. Mais on va sans doute avancer encore et trouver un point quelque part sur le chemin » conclut Claire Rénier. Entre recherche de l’amélioration de l’image publique et rotation du business, la déconnexion n’a pas fini de redéfinir le marché du numérique.

Références :

[Photo de couverture : Curated Lifestyle]

Soutenez-nous en partageant l'article :

Sur le même thème :