En mettant fin à l'ennui, l'hyperconnexion met en péril notre équilibre mental
Notifications, scrolls, vidéos : nos cerveaux sont en surchauffe et nous n’avons plus le temps de nous ennuyer. Pourtant, les moments d'errance mentale, trop souvent négligés, sont en réalité essentiels à notre construction.
Par Pauline Deprez
12 novembre 2025

Nos esprits sont saturés
« Si c’est gratuit, c’est toi le produit » : cette formule, née dans les années 1970, illustre un des grands principes de l’économie de l’attention. Chaque seconde passée sur une application devient une ressource à monétiser, alors que les plateformes numériques rivalisent d’ingéniosité pour nous piéger dans leurs algorithmes.
En mars 2025, le baromètre du numérique a révélé que les français·es passent en moyenne quatre heures par jour sur les écrans. Ces stimulations constantes saturent le cerveau, qui a beaucoup plus de mal à effectuer ses tâches de fond. Un peu comme une pièce qu’on remplirait sans jamais la ranger. Or nous sommes nombreux·ses à combler chaque instant d'inactivité en sortant automatiquement nos téléphones.
42 %
de la population estime qu’elle passe trop de temps devant les écrans.
Source : Baromètre du numérique - édition 2025
Dans le métro, à la caisse du supermarché ou même en marchant dans la rue, rares sont les instants où nous laissons nos pensées voyager. Le moindre moment latent est comblé et les écrans deviennent alors un rempart contre l’ennui.
Mais pourquoi celui-ci est-il tant redouté ? Niels Weber, psychologue spécialisé en hyperconnectivité, rappelle que ce phénomène s’inscrit dans le fonctionnement global de notre société, centré sur l’accumulation, la productivité et la rentabilité.
Lorsque l’on dégaine notre téléphone à la moindre occasion, c'est comme si on devait rentabiliser le temps qu'on a à disposition. Ça donne un indicateur sur le fait qu'aujourd'hui, notre mode de fonctionnement est trop stimulant.
Niels Weber
Le vide peut aussi devenir inquiétant, à partir du moment où surviennent des pensées angoissantes. Pourtant, Niels Weber explique que « l’ennui est un théâtre d'exploration, de créativité et de découverte lorsque notre santé mentale est suffisamment adaptée ». De fait, si ces moments deviennent détestables, prenons-le comme un signal d’alerte au regard de notre équilibre psychique, car l’ennui en lui-même est en réalité source de nombreux bienfaits.
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Pourquoi l’ennui est-il si important ?
Nos cerveaux, lorsqu’ils sont constamment stimulés, sont privés de ce que les neuroscientifiques appellent le "réseau du mode par défaut". Cet ensemble de régions cérébrales s’active lorsque nous ne sommes pas concentré·es sur une tâche spécifique. Autrement dit, lorsque l’esprit rêve, se remémore des souvenirs ou imagine l’avenir. Théorisé au début des années 2000 par le neuroscientifique Marcus Raichle et son équipe, ce réseau joue un rôle crucial dans la consolidation de la mémoire, la créativité et la régulation des émotions.
En France, le neuropsychologue Francis Eustache, qui a contribué à mieux comprendre ces fonctions, précise : « Le réseau de mode par défaut permet de consolider les informations et de les synthétiser. Il aide aussi à planifier des actions avec un côté imaginatif. On peut faire des expériences dans notre tête, même si elles sont un peu incongrues. Tout ça est extrêmement vertueux, car cela nous permet d'explorer toutes sortes de voies qui ne sont pas préformatées ».
L’hyperconnexion supprime peu à peu ces espaces de liberté. Michel Desmurget, docteur en neurosciences et auteur du livre "La fabrique du crétin digital", rappelle l’importance du mind-wandering (vagabondage mental). Lorsque notre attention décroche du monde extérieur, le cerveau ne se met pas en pause : il se met à travailler autrement. Face à la saturation mentale, apprendre à déconnecter devient alors urgent.
Le cerveau n'est pas fait pour encaisser constamment un bombardement sensoriel et un flux d'informations.
Michel Desmurget
Si l’ennui surgit généralement lors de moments peu stimulants, il peut également questionner des aspects plus profonds de notre existence, comme un travail ou une relation qui ne nous nourrit plus. Lorsqu’il s’installe durablement, il n’est plus seulement le signe d’un manque d’occupation, mais celui d’une perte de sens. Il traduit souvent le fait que nous ne sommes plus en phase avec ce que nous faisons, et qu'un changement est nécessaire.
Comment déconnecter ?
La disparition des moments de vide concerne toutes les générations. Toutefois, si les mauvais réflexes d'hyperconnexion sont difficiles à perdre pour les adultes, ils le sont encore davantage pour les enfants et les adolescent·es.
Pour ces dernier·es, Michel Desmurget souligne qu’il est essentiel d’établir des règles - en les expliquant. Et puisque nous sommes des êtres d’habitude, le fait d’instaurer des rites dans nos journées (comme trente minutes de lecture, de sport ou de musique) permet de créer des moments de joie. Il est également bénéfique d’aménager des plages de respiration dans l’emploi du temps.
Il faut que les parents comprennent que l'ennui est essentiel pour le développement d’un enfant.
Michel Desmurget
En ce qui concerne les adultes, le docteur en neurosciences nous met en garde contre les fausses solutions. Le fait de supprimer complètement nos notifications, par exemple, a tendance à augmenter le sentiment de FOMO (fear of missing out - en français : la peur de passer à côté de quelque chose). Nous aurions donc tendance à vérifier doublement notre téléphone pour compenser.


Pour limiter le temps passé sur les écrans, plusieurs solutions existent et peuvent se combiner selon les besoins. Les outils de temps d’écran intégrés aux smartphones permettent de fixer un quota quotidien par application et d’afficher un rappel après dépassement. Néanmoins, il suffit de cliquer sur "Ignorer la limite" pour continuer à scroller. Sont alors nées de nombreuses plateformes comme Opal ou Flipd qui bloquent complètement l’accès aux applications jusqu’au lendemain, une fois la limite fixée atteinte.
Il est également possible de réduire l’attrait des écrans en activant le mode en noir et blanc, ce qui rend le contenu moins captivant et incite à lever les yeux du téléphone. D’autres stratégies permettent également de reprendre le contrôle pour réguler ses usages, comme regrouper la consultation des mails ou des réseaux sociaux à des créneaux précis plutôt que de céder à la vérification continue.
Si la technologie elle-même peut nous aider à contourner nos mauvaises habitudes, l’essentiel repose finalement sur l’autodiscipline. Chloé Valentin, photographe, confie : « Les écrans sont une grande charge mentale pour moi. Mon combat, c’est d’éviter le scroll infini sur Instagram, surtout au réveil et au coucher ». Pour se recentrer, elle prend chaque jour le temps d’écrire au moins trois pages dans son carnet, une routine qui l’aide à laisser voyager son esprit et à se détacher des écrans.
D’autres tentent des approches plus radicales. Thomas Graindorge, journaliste, a décidé de couper tous les réseaux sociaux qui n'étaient pas utiles à son travail pendant un mois. Il n’a pas réinstallé Instagram depuis et a réduit son temps d’écran quotidien : « J'y allais un peu mécaniquement dès que je m’ennuyais. Depuis, je le supporte mieux et je m'occupe autrement. Je vis plus qu'avant. »
Références :
Arcep
Le baromètre du numérique - édition 2025Cairn
Le réseau cérébral par défaut : un repos qui n’en est pas unHAL
Metabolic and structural connectivity within the default mode network relates to working memory performance in young healthy adults, Francis EustacheSeuil
La Fabrique du crétin digital, Michel Desmurget