Lentement mais sûrement, les jeux vidéo se féminisent... et certains ont du mal à s'y faire

Soutenez un média indépendant

Reportages, enquêtes, initiatives et solutions en accès libre : pour un numérique plus responsable, notre rédaction compte sur vous.

Hugo RuherHugo Ruher

8 min

Lentement mais sûrement, les jeux vidéo se féminisent... et certains ont du mal à s'y faire

Les joueurs de jeux vidéo sont de plus en plus souvent des joueuses, diverses études le démontrent. Pourtant, les femmes restent encore trop peu présentes dans les productions elles-mêmes - contrairement à ce qu'affirment certains mouvements qui dénoncent le "wokisme" dans l'industrie.

L'article que vous allez lire a nécessité 2 journées de travail.

Pour vous, il est gratuit. Pourtant, il a coûté 300€

Le 2 octobre dernier, le monde découvre Ghost of Yotei. Un jeu vidéo d'action sur PlayStation 5 dans lequel les joueurs·ses incarnent la mercenaire Atsu dans le Japon du XVIIe siècle. Et si l'accueil critique est globalement favorable, voire très enthousiaste, le studio et l'actrice principale Erika Ishii se sont retrouvé·es attaqué·es de toutes parts sur les réseaux sociaux et des forums en raison du fait que la protagoniste est une femme - alors que le premier volet, Ghost of Tsushima, proposait d'incarner un homme.

Ghost of Yotei. © Playstation.com

Si la polémique ne semble pas empêcher le succès du jeu, ce n'est pas la première fois que des titres grand public se retrouvent dans ce genre de situation. Que ce soit Ellie dans Last of Us ou Aloy dans la série Horizon, les personnages principaux féminins dans les jeux sont aussi rares que victimes de controverses, souvent venues de mouvements d'extrême-droite à travers des propos tenus en ligne, bien souvent par des joueurs anonymes.

Des joueuses nombreuses… mais des jeux pensés pour des hommes

Une étude parue récemment dans la revue scientifique Sexuality & Culture s'est intéressée à une poignée de jeux récents qui font partie des plus grands succès de ces dernières années, et y ont examiné les 313 personnages présents. « Nos résultats montrent que les femmes sont encore largement sous-représentées », nous racontent les autrices Ana Maria de la Torre Sierra et Virginia Guichot Reina. « Elles n'apparaissent que sur 17% des jaquettes, et représentent 35,29% du contenu audiovisuel. »

Pire, l'étude montre également que dans les cas où les femmes sont présentes, et tiennent un rôle important dans le jeu et son scénario, elles sont le plus souvent sexualisées à travers des tenues (souvent très dénudées) censées mettre leur physique en avant. Quant à leur rôle scénaristique, il est la plupart du temps réduit à celui de faire-valoir pour un personnage masculin.

D'ailleurs, deux chercheuses de l'EDHEC, Guergana Guintchea et Hager Jemel, ont décliné le test de Bechdel [qui évalue la représentation des femmes dans les œuvres de fiction, ndlr] pour les jeux vidéos en reprenant plusieurs questions : y a-t-il autant de personnages féminins que masculins ? Les femmes ont-elles un nom ? Leur temps de parole est-il équivalent à celui des personnages masculins ? Sont-elles aussi nombreuses à être jouables ? Sur 129 jeux étudiés, 67 répondent non à chaque question.

3

jeux vidéos seulement réussissent le test de parité : Last of Us 2, ainsi que deux jeux de la saga Fire Emblem.

Guergana Guintchea et Hager Jemel

The Last of Us II. © Playstation.com

Cela va à l'encontre des critiques formulées par l'extrême-droite qui dénonce régulièrement le "wokisme" au sein du jeu vidéo, avec une industrie qui s'adapterait aux mœurs de l'époque, et ce au détriment d'un certain public. Pour Marie-Lou Dulac, présidente de l'association Women in Games France, ce regard est pourtant tout simplement faux :

Dans l'ensemble, les studios sont toujours dans une croyance de l'industrie un peu à l'ancienne. Ils pensent s'adresser à un public jeune et masculin, ce qui va à l'encontre de toutes les études sur le sujet.

Marie-Lou Dulac

Effectivement, le dernier rapport de l'association paru en septembre 2025 montre que 49% des joueurs sont en fait des joueuses. Aujourd'hui on estime que 19,5 millions de françaises pratiquent, au moins occasionnellement, le jeu vidéo, soit 800 000 de plus que l'an dernier. De plus, si le public-type des jeux vidéo a tendance à vieillir (on ne parle plus d'adolescent·es dans leur chambre, mais bien de trentenaires voire de quadragénaires), ce n'est pas toujours le cas pour les femmes. Ainsi, chez la génération Z (entre 16 et 30 ans), la part de femmes monte à 55%, preuve que le marché se féminise.

Une industrie de plus en plus masculine

Mais alors, malgré ce marché qui pourrait sembler prometteur, pourquoi les contenus ne reflètent-ils pas cette féminisation ?

Dans le même temps, nous avons connu une régression du nombre de femmes dans l'industrie. En France, elles représentent 20% du personnel, contre 24% il y a deux ans. Ça faisait une décennie que nous n'avions pas vu de recul.

Marie-Lou Dulac

En résumé, si les femmes jouent aux jeux vidéo, elles sont peu nombreuses dans les œuvres et encore plus rares à créer des jeux. Dans nos sociétés où les voix féminines se font davantage entendre et où les reproches adressés à l'industrie du jeu vidéo sont nombreux, on pourrait s'attendre à davantage de prise en considération de ce public féminin grandissant. Pourtant, ça n'a pas l'air si simple.

Horizon Zero Dawn. © Playstation.com

« Les voix féministes se sont faites harceler dans l'industrie » racontent Ana Maria de la Torre Sierra et Virginia Guichot Reina. « La réaction de certains mouvements d'extrême-droite peut créer de la peur parmi les studios, et les faire hésiter avant d'introduire des personnages plus progressifs ou diversifiés. » Ici, les chercheuses font référence au Gamergate, un mouvement né en 2014 qui avait contribué au harcèlement de nombreuses femmes de l'industrie, et dont les positions sont encore visibles aujourd'hui même en l'absence de réel mouvement structuré.

« Pour ces mouvements, la simple existence des femmes fait polémique » soutient Marie-Lou Dulac. « Il y a eu des critiques sur le physique de certaines héroïnes, considérées comme pas assez désirables. Ou même des mods [programmes créés par des personnes extérieures qui modifient certains aspects du jeu, ndlr] pour supprimer la possibilité de choisir le genre de son personnage en début de partie. Toute personne issue des minorités est visée et remise en question. »

Une étude sur le sujet parue en mai dernier dans la revue Uknowledge montre comment le Gamergate, né il y a une dizaine d'années et refaisant surface aujourd'hui, prend le jeu vidéo comme exemple d'une guerre civilisationnelle. Dans cette idéologie, le simple fait qu'une femme soit présente dans "un monde d'hommes" est vu comme une attaque et un danger.

Une bataille culturelle à mener

Mais malgré ces pressions et cette haine, portées par des mouvements politiques souvent organisés via des forums ou les réseaux sociaux, les studios qui osent s'en défaire semblent récompensés pour leurs efforts. Ghost of Yotei a finalement eu un aussi bon démarrage que son prédécesseur, la série Horizon. Celle-ci, qui a connu un important review-bombing (des vagues de critiques négatives en ligne), a tout de même écoulé 38 millions d'exemplaires : un chiffre impressionnant.

De même, le succès critique de The Last of Us 2 s'est accompagné d'une série à succès lancée quelques années plus tard. De son côté, le jeu Clair-Obscur Expédition 33, qui met en scène des personnages féminins forts, a connu un destin exceptionnel tant au niveau des chiffres de vente que du succès critique monumental. Comme avant lui Baldur's Gate 3, souvent cité parmi les meilleurs jeux récents, à l'ambiance volontiers queer et inclusive.

Clair-Obscur Expédition 33. ©Playstation.com

Ne pas se soumettre aux diktats venue de mouvements d'extrême-droite qui se sentent menacés peut donc se révéler non seuement payant, mais aussi nécessaire selon Ana Maria de la Torre Sierra et Virginia Guichot Reina : « Les studios qui résistent à l'intimidation aident non seulement à créer une culture du jeu vidéo plus saine, mais contribuent également à un changement social plus large. Cette résistance est vitale parce que les représentations dans les médias peuvent normaliser l'égalité et inspirer des transformations dans la vraie vie. »

Références :

[Photo de couverture : Getty Images]

Soutenez-nous en partageant l'article :

Sur le même thème :