Ils s'appuient sur le Web pour sortir de l'illettrisme... et ça change tout

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Camille JourdanCamille Jourdan

9 min

Ils s'appuient sur le Web pour sortir de l'illettrisme... et ça change tout

Alors que notre société se digitalise de plus en plus, un·e français·e sur dix rencontre des difficultés pour lire, écrire ou compter. Autant d’obstacles qui empêchent ces personnes d’effectuer les très nombreuses démarches en ligne qui leur sont imposées. L’Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme (ANLCI) a mis au point une démarche qui mêle les apprentissages de base et ceux liés au numérique : Duplex.

On parle d’illettrisme pour une personne qui ne maîtrise pas la lecture, l’écriture, le calcul, après avoir été scolarisée en français.

L’illectronisme, parfois appelé « illettrisme numérique », caractérise la situation d’un adulte ne maîtrisant pas suffisamment les usages des outils numériques usuels pour accéder aux informations, les traiter et agir en autonomie dans la vie courante.

Source : Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme

Envoyer un mail avec une pièce jointe : l’exercice peut paraître simple, mais il ne l’est pas pour tout le monde. Dans la salle du GRETA de Belfort, centre de formation pour adultes, Eva*, 23 ans, a écrit « bonjour madame » dans l’espace réservé à l’adresse du destinataire.

Pour certain·es de ses camarades de cette promotion du Dispositif de Formation Linguistique (DFL), un programme financé par la Région Bourgogne Franche-Comté, c’est la récupération d’un fichier qui s’avère complexe, ou savoir où appuyer pour envoyer. Tous·tes rencontrent des difficultés pour lire, écrire ou calculer.

Post it des apprenants : Mon objectif d'ici fin octobre : Savoir écrire tous les sons pour Kadir et pour une autre personne : Savoir écrire un mail
Dans la salle de formation, les stagiaires du Dispositif de Formation Linguistique ont écrit leurs objectifs [Photo : Camille Jourdan]

Pour les aider, plutôt que des cours classiques de français ou de mathématiques, la formatrice Marie-Pierre Barey utilise la démarche Duplex. Cette méthode « prend appui sur des interfaces numériques dont les gens ont besoin au quotidien pour remobiliser les autres compétences de base historiques que sont la lecture, l’écriture et le calcul », décrit Cyril George, chargé de mission coordinateur au sein de l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme de Bourgogne Franche-Comté, qui développe cette méthode depuis 2022.

10,5%

de la population adulte âgée de 18 à 64 ans scolarisée en France est en forte difficulté avec les compétences de base, soit 3,7 millions de personnes.

ANLCI

À ces obstacles pour lire, écrire ou compter s’ajoutent parfois des difficultés pour utiliser les outils numériques. Selon une enquête réalisée par l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) en 2021, « 15 % de la population adulte âgée de 15 ans ou plus est en situation d’illectronisme en France ». « Ne pas maîtriser la lecture et la compréhension de ce qu’on lit constitue une des premières difficultés pour l’utilisation du numérique », relève l’ANLCI, qui nuance : « Toutefois, illettrisme et illectronisme sont des réalités qui ne se recouvrent pas totalement : certaines personnes rencontrent des difficultés avec le numérique sans relever d’une situation d’illettrisme ».

11%

des personnes en forte difficulté avec la lecture et l’écriture n’utilisent pas du tout Internet (contre 1% du reste de la population).

Insee - enquête Formation tout au long de la vie (2022)

Redonner du sens aux apprentissages

Le cœur de la démarche Duplex est donc de décloisonner des apprentissages aussi indispensables que liés. Pourtant, « ça paraît complètement fou de mettre des personnes qui ne savent ni lire ni écrire devant un ordinateur », remarque Natalia Jaen, coordonnatrice au GRETA de Haute-Saône et Nord Franche-Comté. « On avait donc tendance, par bon sens, à commencer par les compétences de lecture et d’écriture. »

La formatrice a été l’une des premières à adopter Duplex, dès 2022, pour ensuite transmettre cette méthode aux professionnel·les en lien avec les publics cibles. « Cela facilite la motivation de tout le monde : un formateur qui passe trois heures à parler de syllabes et à faire lire des mots isolés, ce n’est pas très dynamique. Si on inclut du numérique, c’est plus ludique et ça répond à des prérogatives plus importantes pour les apprenants. »

Dans les situations d’illettrisme, il est fondamental que l’apprentissage soit basé sur des choses qui ont du sens.

Cyril George

La prise en main de l’outil numérique n’est cependant pas toujours évidente. Marc*, 41 ans, n’a jamais eu d’ordinateur. Il a rejoint le DFL le mois dernier. Devant son PC, il panique un peu. « Mais maintenant, il sait comment l’allumer, l’éteindre », commente Marie-Pierre Barey. Cet après-midi, avec l’aide de la formatrice, il a même réussi à envoyer son mail. « Dans un premier temps, l’objectif n’est pas de regarder les fautes, mais de réussir à écrire le destinataire, de savoir ce qu’on met en objet », insiste Natalia Jaen.

Pour les aider à se repérer, les apprenant·es ont des consignes où figurent des captures d’écran. Ils·elles apprennent ainsi à repérer des onglets (« Nouveau message », « Envoyer »), des sigles ou des logos (celui de Google par exemple). Certains exercices répondent parfois directement à leurs besoins : télécharger une attestation de l’Assurance Maladie, réaliser son actualisation sur France Travail, se connecter sur le site de sa banque, ou même aller sur un site de rencontres.

Se connecter sur Mappy pour rechercher un itinéraire, c'est mobiliser à la fois la lecture (des lettres comme des chiffres) et l'écriture [Photo : Camille Jourdan]

Marie-Pierre Barey construit également des scénarii fictifs qui mobilisent à la fois la lecture, l’écriture et la numératie. Au programme aujourd'hui : rechercher sur Mappy la distance et le temps de trajet entre Belfort et Montbéliard. Anna*, 21 ans, recopie les lettres une par une dans la case « On va où ». Elle peine à se repérer sur la page : où taper sa requête, où trouver les résultats ? Sa voisine, Kelly*, 20 ans, semble plus à l’aise. Une fois que Marie-Pierre Barey lui a montré les étapes, elle les reproduit sans trop de difficulté.

600 personnes formées à Duplex

« J’ai remarqué que ça leur donnait envie d’apprendre. » À l’accueil du Pôle Economie et Insertion Professionnelle, à Sens, Jamila Fakhour se sert également de la méthode Duplex. Comme elle, la plupart des aidant·es numériques, présent·es dans des structures comme France Services, France Travail, les Missions Locales ou les organismes de Sécurité sociale, sont régulièrement confronté·es à des situations d’illettrisme doublées d’illectronisme. Accompagner ces usager·es dans leurs démarches administratives fait partie de leur travail. « J’essaie de les guider sans tout faire à leur place, pour qu’ils sachent se débrouiller le jour où je ne suis pas là », décrit Jamila Fakhour.

Deux feuille contenant des captures d'écran de page de décathlon et Gmail pour apprendre à faire des recherches et écrire un mail
Des consignes incluant des captures d'écran permettent aux apprenant·es de se repérer plus facilement, malgré leurs difficultés de lecture [Photo : Camille Jourdan]

Au total, en France, 600 aidant·es numériques et formateurs·rices ont été formé·es à Duplex, avec l’appui d’organismes comme l’AFPA (Association pour la formation professionnelle des adultes). Autant d’acteurs·rices majoritairement en contact avec des personnes isolées socialement, demandeuses d’emploi ou en réinsertion. Mais l’ANLCI aimerait que Duplex soit également mis en œuvre au sein des entreprises, auprès des salarié·es, dans le cadre de formations aux compétences de base. Un frein majeur s’impose toutefois : le financement de ces formations, dans un contexte de restriction budgétaire.

Pourtant, même si ce n’est pas « magique », comme le reconnaît Natalia Jaen, les formateurs·rices adeptes de Duplex voient les progrès des usager·es. Et ces derniers aussi : « Avant, je ne savais pas comment envoyer un mail » confesse Flore*, 28 ans, qui suit le DFL depuis un an. « Aujourd'hui, quand je vais à la CAF, je n’ai plus besoin de demander à la personne à l’accueil de m’aider. Je sais me connecter toute seule. »

*Les prénoms ont été modifiés

Références :

[Photo de couverture : Dimitar Donovski]

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